INTRODUCTION AU DICTIONNAIRE



Vouloir écrire un “Dictionnaire de la chanson française au XXe siècle” n’est pas une mince affaire. Même assortie de la licence que confère ici l’adjectif “raisonné” l’entreprise s’avère malaisée, hasardeuse, problématique. Des lecteurs se plaindront certainement de telle ou telle absence, ou de la place chichement accordée à certains “monstres sacrés”, ou encore de la manière dont l’un d’entre eux serait maltraité. En revanche d’autres lecteurs, ou les mêmes, s’étonneront de l’importance accordée par ce dictionnaire à quelques unes des entrées. Ou de trouver dans celles consacrées aux chansons des titres qui leur sont inconnus.

Il nous faut donc nous expliquer sur l’idée directrice de ce dictionnaire à travers les choix qui ont présidé à son élaboration. D’abord il n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Cela toute proportion gardée parce que les personnages les plus connus ou les plus marquants de la chanson française du XXe siècle figurent bien dans ce dictionnaire. Le lecteur de ce début de XXIe siècle se focalisera certainement sur les vingt dernières années du siècle précédent pour pointer deux trois absences (nous avons, précisons le, délibérément exclu les interprètes apparus entre 1995 et 2000 : ils relèvent pas pour nous du XXe siècle), et plus encore pour déplorer le peu de cas que ce dictionnaire ferait de quelques uns des “personnages marquants” pour cette période de référence. Si ce lecteur l’explique en mettant en avant des critères de vente de disques ou de surface médiatique ceci ne nous parait pourtant pas préjudiciable comme aurait pu l’être, par contre, l’absence de chanteurs ou de chanteuses malheureusement “oubliés”, dont la présence ici répare en quelque sorte une injustice. Tous les interprètes ne sont pas égaux devant la postérité. Ce dictionnaire voudrait contribuer autant que possible à remettre de l’ordre et du sens dans l’étalonnage des valeurs. L’importance accordée en terme de qualité, d’originalité ou d’excellence ne se mesurant pas pour nous à l’aune du succès rencontré. Ceci posé, tout porte à croire que les critiques porteront davantage sur la façon dont ce dictionnaire traite certains “monstres sacrés” de la chanson du XXe siècle. C’est là question de point de vue. Même si celui-ci doit être modulé selon les époques, nous reconnaissons que les pages de ce dictionnaire, du moins celles dépassant le cadre de l’information proprement dite, ne sont pas sans défendre “une certaine idée de la chanson”.

Avant d’y revenir dans le détail quelques précisions s’imposent, encore. D’abord ce dictionnaire n’est pas stricto sensu une contribution d’historien. Il y participe à sa façon mais le “genre dictionnaire” de part son mode de fragmentation n’apporte pas toutes les réponses que l’on serait en droit d’attendre d’un ouvrage historique sur la chanson (même si notre longue introduction essaie d’y répondre). Pas une contribution d’historien par conséquent, mais encore moins de sociologue, de musicologue ou de critique littéraire : sachant que nos entrées peuvent relever le cas échéant, et partiellement, de l’une ou l’autre de ces disciplines. La chanson, plus que tout autre moyen d’expression artistique, s’adresse à notre subjectivité. C’est le fil qu’il nous importe de suivre pour rendre compte de ce “quelque chose” qui nous prend à témoin, subjectivement parlant. Une chanson, c’est aussi un souvenir, un moment de notre existence qui revient sans être convoqué parce qu’un refrain, des couplets, nous le restituent avec une force, une exactitude parfois confondantes. Les chansons nous accompagnent (quelquefois à notre insu) une bonne partie de notre vie. Sans doute se cristallisent-elles davantage dans des périodes où “nous vivons en chansons” sans trop de discernement : le temps se chargeant de faire le tri, de séparer le bon grain de l’ivraie. Ceci pour indiquer que cette dimension subjective ne sera pas absente des pages de ce dictionnaire. Cependant elle ne prendra à aucun moment le pas sur les raisons qui nous font écrire ce “Dictionnaire ”raisonné” de la chanson au XXe siècle”.


Ce qu’est une chanson, chacun le sait. Mais la chanson ? Cela devient plus compliqué, plus aléatoire, plus sujet à controverse. La recherche d’une définition ne nous oblige-t-elle pas à faire tout d’abord une distinction entre chanson et variété ? L’exercice parait difficile. Il n’est d’ailleurs pas certain que pour les “professionnels de la profession” la question soit recevable. Ils font tous le même métier, entendons-nous dire. Sans doute, mais d’un répertoire à l’autre l’envie nous prend de furieusement distinguer ! De ce point de vue là des années lumières ou des continents séparent les Brel, Brassens, Ferré des x, y, z (chacun complétera selon ses goût et dégoûts). Parler ici de chanson et là de variété va de soi. En revanche, sans se référer à ces “extrêmes” la frontière parait quelquefois floue, peu pertinente entre l’une et l’autre. Comment classer un Julien Clerc, par exemple ? Nous n’avons rien contre ce chanteur, ni pour non plus. Nous ne voudrions pas le confondre avec l’un de ces produits que l’on lance de temps à autre sur le marché, ni l’assimiler à ces interprètes dont la longévité doit beaucoup à la fréquence de “passages télé” strictement promotionnels. Julien Clerc est un “compositeur de talent” comme on pourrait le dire d’un Michel Fugain, d’un Laurent Voulzy, ou d’un Michel Jonasz. Enfin Clerc a su s’entourer, du moins dans un premier temps, de bons paroliers (Roda-Gil plus particulièrement). Nous refermons cette parenthèse en laissant pour l’instant cette question en suspens. Elle parait d’ailleurs sans objet durant la première moitié de ce siècle (avant la Libération plus précisément), et plus encore avant les années trente. Il sera toujours temps d’y revenir dans un contexte plus approprié.

On commencera donc par le début pour évoquer les âges successifs de la chanson. Ce siècle prend le train du caf’ conc’ en marche. C’est alors le règne des Mayol, Fragson, Polin, Bérard, Dona. Pourtant deux interprètes retiennent plus particulièrement notre attention : Dranem et Yvette Guilbert. Tous deux, avec des moyens, des styles et des répertoires très différents, élargissent le cadre alors dévolu à la chanson. Ce sont les prémices d’une émancipation dans l’art de l’interprétation. A coté, ou parallèlement, Monthehus et Bruant inaugurent la lignée des auteurs-compositeurs-interprètes. Celle-ci attendra cependant les années trente pour connaître de fructueux développements, et davantage les lendemains de la Seconde guerre mondiale avec l’importante vague issue du cabaret.

L’âge du music-hall, qui succède au caf’ conc’, renouvelle le genre avec l’apport de musiques nouvelles (java, charleston, tango, fox-trot, jazz). La scène s’élargit aux dimensions de la revue : Mistinguett, Maurice Chevalier, puis Joséphine Baker en sont les principaux protagonistes. La chanson accède d’une certaine mesure à cette modernité qu’on lui refusait avant la première guerre mondiale. En arrière plan la “chanson réaliste” prolonge, développe et donne ses lettres de noblesse au genre “pierreuse” apparu avant guerre. Ses deux principales interprètes, Damia et Frehel, domineront cette scène jusqu’à la Seconde guerre mondiale.

En terme de diffusion, la chanson franchit un nouveau palier, le plus important d’entre tous, avec trois facteurs plus ou moins concomitants : l’avènement du microsillon 78 tour, celui de la T.S.F., voire le cinéma parlant. La donne change alors : la scène de music-hall n’est plus essentiellement déterminante pour porter à la connaissance du public les refrains du jour. Ce qui ne renvoie pas pour autant à un processus de désaffection de cette scène. Celle-ci connaîtra une seconde jeunesse, dans un cadre plus modeste, aux lendemains de la Seconde guerre mondiale quand le “passage obligé” par le cabaret fait (ou défait) les réputations, tout en représentant le meilleur des tremplins pour se produire sur une scène de music-hall (et accédant par cela même au vedettariat).

On ne saurait oublier le rôle de la T.S.F., et dans une moindre mesure celui du cinéma parlant. Ils expliquent en grande partie l’incroyable popularité d’un Tino Rossi. C’est dire aussi combien furent fécondes les années trente. Parallèlement au retour en France de Maurice Chevalier, à la présence de Georges Milton, de Georgius (tous deux apparus au début de la décennie précédente), et celle des chanteuses réalistes, Damia, Frehel, Berthe Sylva, auxquelles se joint la jeune Édith Piaf, on assiste à l’émergence de nouveaux talents : Marie Dubas, Marianne Oswald, Suzy Solidor, Lys Gauty, ou Gilles et Julien (un duo précurseur d’une chanson que l’on appellera “contestataire”, “engagée”, ou de “critique sociale”). D’autres interprètes renouvellent le genre, surtout sur le plan musical : l’association Mireille-Jean Nohain, Jean Tranchant, Jean Sablon, Ray Ventura, puis Charles Trenet (qui vers la fin de la décennie “casse la baraque”). Ces années d’avant guerre sont prodigues en titres qui - dans l’inconscient collectif, partant de cette relation sensible que tout un chacun (ou presque) entretient avec la chanson - jouent un rôle non moins important que ceux qui plus tard, comme on le verra, illustreront “l’âge d’or” de la chanson. Et même, vu sous cet angle, quelquefois plus en raison de la plus grande durée de vie des chansons, et de l’émotion brute que peuvent dispenser des refrains de quatre sous.

Précisons ce qu’il faut entendre par “âge d’or” de la chanson (situé entre la période de la Libération et la fin des années 70) . C’est d’abord, sur le plan quantitatif, une présence plus constante et plus soutenue par le biais de radios dont certaines diffusent presque à longueur de journée de la chansonnette. Le microsillon 78 tour laisse progressivement la place vers le début des années cinquante au 33 tour (25 cm, puis 30 cm), avant d’être définitivement remplacé par le 45 tour. Ces deux nouveaux formats dopent la vente des disques. En tout état de cause il s’agit d’une période d’hégémonie pour la chanson sans équivalent auparavant. La guerre a constitué une profonde fracture : de nouveaux interprètes à la Libération renouvellent profondément un répertoire qui accueille plus qu’auparavant des succès venus des USA ou d’ailleurs. La variété proprement dite naît vers la fin des années quarante et le début des années cinquante à travers deux courants qui imploseront lors de la vague yé yé. Il s’agit des “chanteurs à voix” venus de l’opérette (les Mariano, Guetary, Dassary), et des chanteurs exotiques (les Gloria Lasso, Dario Moreno, Dalida). Avec cette dernière chanteuse le marketing fait d’ailleurs son entrée dans le monde de la variété. On peut ajouter à cette liste les Line Renaud, André Claveau, Jacqueline François, les Compagnons de la chanson : tous gros vendeurs de disques des années cinquante (et de la fin des années quarante).

Toujours parallèlement, sur le plan qualitatif, l’apparition d’auteurs-compositeurs-interprètes souvent issus de la dure école du cabaret va bouleverser le monde de la chanson. Trois noms illustrent principalement ce phénomène “d’auteurisme” (façon d’évoquer quelque “politique des auteurs” qui ne l’est ici qu’implicitement) : ceux de Léo Ferré, Georges Brassens et Jacques Brel. Sous leur impulsion, principalement, le paysage de la chanson française s’en trouve profondément modifié. Ce qui ne sera pas sans décider de la vocation d’une armada d’auteurs-compositeurs-interprètes dont certains survireront à l’impitoyable vague yé yé (en particulier Barbara, Serge Gainsbourg, Pierre Perret, Anne Sylvestre, Boby Lapointe, Guy Béart, Jean Ferrat, sans oublier Maurice Fanon, Henri Tachan, Ricet-Barrier, Pierre Vassiliu, Giani Esposito, Jacques Debronkart, Leny Escudero, Claude Nougaro).

Cette chanson là cependant n’est pas sortie toute entière de la cuisse de Jupiter. Elle n’aurait pas donné les magnifiques fruits que l’on connaît si auparavant d’autres, et non des moindres, ne l’avait précédée. Nous entendons par là quatre courants dont l’influence, plus ou moins souterraine, n’en sera pas moins déterminante (même si la personnalité des Brassens, Brel et Ferré n’est pas bien entendu réductible à cette influence). Ce sont les “songs” de Brecht et Weill, la chanson réaliste, l’association Prévert-Kosma, et un courant représenté par Charles Trenet (en y ajoutant ici un zeste de Mireille-Jean Nohain, de Jean Tranchant, et de Ray Ventura). Une reconnaissance qui, si elle prit la forme d’une reconnaissance envers Trenet, ou d’un compagnonnage à l’égard de Prévert, n’a pas été suffisamment mise en valeur avec Brecht-Weill, ou s’est trouvée occultée du coté de la chanson réaliste.

Avant de développer ce que nous appelons “une certaine idée de la chanson”, encore faut-il répondre à une première objection sur cet “âge d’or” de la chanson évoqué plus haut. Comment le concilier avec cette vague yé yé apparue au début des années soixante qui s’apparente, elle, à un phénomène régressif ? Cette vague, on le sait, correspond à l’introduction du rock’n’roll en France. Un rock édulcoré (le plus souvent adapté de succès américains), qui ira en s’étiolant jusqu’à se confondre avec la variété. Durant les années soixante les adolescents deviennent des consommateurs à part entière, et les ventes des disques 45 t propulsent leurs chanteurs, chanteurs et groupes préférés en tête des hit-parades. Cette chanson yé yé se distingue, coté textes, par une indigence souvent stigmatisée à l’époque, mais qui, question médiocrité, ne cède en rien aux registres comique troupier, exotique, sentimentaliste dégoulinant, et consort des décennies passées. Le lancement des vedettes yé yé s’inscrit dans des stratégies commerciales de plus grande ampleur qu’auparavant. Le verbe matraquer élargit sa palette : on “matraque” sur les ondes des radios périphériques les derniers titres des “idoles des jeunes”.

Le yé yé fait tourner la machine sur le plan économique. Cependant il est loin de camper sur les mêmes positions d’un point de vue symbolique. Deux types de chansons cohabitent alors, qui n’ont pourtant rien en commun. La maison Barclay, par exemple, joue sur les deux tableaux : d’une part elle accueille Brel, Ferré, et quelques uns des représentants de la meilleure chanson française ; d’autre part elle se situe à la pointe du “progrès” en assurant la promotion de nombreux jeunes artistes yé yé. Autre exemple : Pierre Perret et Pierre Vassiliu firent, dans leurs débuts, la première partie des spectacles de l’une ou l’autre des ” idoles des jeunes” (un “statut” obtenu haut le micro par Pierre Perret pour avoir tenu la scène durant neuf chansons en lever de rideau du premier concert en France des Rollingstones). C’est aussi sur les ondes de “Salut les copains” que beaucoup d’auditeurs découvrirent, ne l’oublions pas, Claude Nougaro et Leny Escudero. Quarante à cinquante ans plus tard, à part les nostalgiques dont la montre s’est arrêtée à l’heure de leur jeunesse, ou des amateurs de “rétro” toutes époques confondus, qui porte encore attention (par delà l’anecdote, ou le regard sociologique) à cette chanson yé yé ? Le temps remettrait donc du sens dans cette époque pour le moins clivée. Et puis, à l’exception de Françoise Hardy et d’Eddy Mitchell, qui s’en sortent pas trop mal, que reste-t-il de cette vague ? Pas grand chose. Le cas d’Hallyday méritant un traitement particulier nous en resterons là.

Il faut également mentionner quelques uns des exceptionnels interprètes qui s’illustrèrent durant cette même période “d’âge d’or” : Édith Piaf, Yves Montand, Juliette Gréco, les Frères Jacques, plus tard Serge Reggiani, (en y ajoutant Catherine Sauvage, Pia Colombo, Cora Vaucaire, Monique Morelli, Mouloudji). Ils figurent bien entendu en bonne place dans ce dictionnaire. Boris Vian représente un cas à part et sera traité en tant que tel. On pourrait dire la même chose de Gilbert Bécaud, dans un tout autre registre. Et nous ne serions oublier les représentants de la chanson “canadienne” ou “québécoise” (Félix Leclerc en tête, mais aussi Gilles Vigneault, Robert Charlebois, Jean-Pierre Ferland, etc.).

Nous évoquions plus haut une “certaine idée de la chanson”. Elle se trouve en premier lieu représentée par les trois “grands”, mais pas seulement. Cette chanson a pour principale caractéristique d’être, parmi les différents modes d’expression artistique, celui qui plus que tout autre exprime un fort sentiment critique à l’égard de la société française et du monde contemporain. On y trouve d’abord une dominante antimilitariste qui fustige la guerre et toutes les guerres (Barbara, Les joyeux bouchers, La colombe, La guerre de 14-18, Quant un soldat ), témoigne de leurs conséquences et désastres (Mon mari est parti, La petite juive, Hissez les drapeaux, Parachutiste ), apporte l’affirmation d’une désobéissance civile (Le déserteur ), ou dénonce quelques uns de ses substituts (Les toros, La chasse ). Les représentants de l’autorité, en particulier flics et gendarmes, sont brocardés et plus (Hécatombe, On est pas là pour se faire engueuler, Paris Cayenne ), tout comme les grands de ce monde (Les temps sont difficiles, La marche du Président). Le patriotisme représente également une cible privilégiée (Les deux oncles, Les patriotes ). La dénonciation du franquiste est surtout présente sous la plume de Léo Ferré (Flamenco de Paris, Franco la muerte, L’espoir ). Le même Ferré s’avère un indéfectible adversaire de la peine de mort (Ni dieu ni maître, La mort des loups ) et de l’électoralisme (Ils ont voté ). Coté “religion chrétienne”, si le pape n’est pas épargné (Monsieur tout blanc ) et le diable remercié (Thank you Satan ), c’est plutôt “l’hypocrisie devant la mort” qui se trouve raillée (Tango funèbre, Les quat’z’arts ). L’anticléricalisme il va de soi étant présent chez de nombreux auteurs.

Le racisme, avant de devenir l’un des enjeux principaux de la société française du dernier quart de siècle, est déjà présent (sa dénonciation) dans plusieurs chansons des années soixante dix (Amstrong, L’orange, Les crayons de couleur, Le métèque ), et de la décennie suivante (Lily, La visite ). L’intolérance souvent dénoncée par Brassens (La mauvaise réputation, La tondue, La mauvaise herbe ) rejoint ce “rejet de l’autre qui n’est pas comme vous” des chansons de Brel (Sur la place, Les fenêtres ). Seul Ferré dans le milieu des années cinquante s’en prend à la publicité (Vise la réclame ) et à la société marchande (Les vitrines ), tandis que Vian brocarde par anticipation la “société de consommation” (La complainte du progrès ) : le J’suis heureux de Debronkart prenant le relais quinze ans plus tard. N’oublions pas (de Vian toujours) une critique bienvenue du travail (Valse jaune ), et l’apparition au début des années soixante-dix d’une prise de conscience écologique (Comme un arbre, Le petit jardin ). C’est peu dire que la révolte se décline sur tous les tons (Tête de quoi, Les singes, Y’en a marre, L’oppression ). Plus rare, la référence utopique inspire néanmoins quelques belles chansons (L’âge d’or, Naître, Ailleurs ). Quant à la misère, ici ou ailleurs, elle n’est en rien supportable au soleil (La grasse matinée, Bidonville ). Le sexisme se trouve égratigné par des voix féminines (Petit bonhomme, ), mais aussi masculines (Les z’hommes, Elle attend son petit ). L’amour n’est pas à vendre (Les croquants, Bécassine ) : Brassens nous le chante sur tous les tons et nous dit en passant son sentiment sur le mariage (La non demande en mariage ). Seul Ferré frontalement (Petite ) et Brassens par la bande (La princesse et le croque-note ) ont traité d’un thème tabou par excellence (et plus encore vers la fin du XXe siècle) : l’homme d’âge mûr et la fillette. On peut ajouter Gainsbourg. Ce dernier contribuant paradoxalement à désamorcer ce thème, par excès si l’on peut dire.

On remarque au passage que le “sexuellement correct”, mais aussi le “politiquement correct” ou le “socialement correct” sont aujourd’hui devenus chose courante dans la chanson. Cela nous épargne des refrains au contenu “raciste”, “révisionniste” ou “ouvertement réactionnaire” (nous arrêtons volontairement cette liste ici), mais banalise par ailleurs un genre qui désormais cultive, tout comme la mauvaise littérature, les bons sentiments. C’est même le vertige qui nous saisit quand nous écoutons Brassens chanter la mort avec une ironie, une truculence ou un sentiment de dérision qui ne sont plus de saison. Qui se hasarderait encore à écrire quelques couplets de ce tonneau là sur la camarde ? C’est l’occasion de revenir à Petite. De l’eau a coulé sous les ponts depuis la création (en 1969) de cette chanson. Nous en voulons pour preuve l’hystérie antipédophile des lendemains de “l’affaire Dutroux” (une séquence qui a d’ailleurs duré de longues années : le procès de “l’affaire d’Outreau” en marquant semble-t-il la fin). Quel interprète aujourd’hui aurait le courage d’inscrire Petite à son répertoire ? N’est ce pas, entre autres différences, ce qui sépare la chanson évoquée plus haut de celle de la fin du XXe siècle (ou de début du suivant) ? Les Brel, Brassens, Ferré et compagnie ne gardaient pas par dévers eux des chansons au prétexte que le public ne suivrait pas, ne comprendrait pas, ou manifesterait de l’hostilité. Cette liberté de ton, diversement appréciée (Brel est traité de “misogyne”, Brassens cultive “une gauloiserie bien française”, et Ferré “pose au révolté”), se confond avec un mode d’expression qui par définition ignore l’autocensure : “Je suis ce que je suis” chante Gréco sur un texte de Prévert. C’est cette façon d’être et de dire qui s’est trouvé en résonance avec un public qui refusait - en ces temps de médiocre et colonialiste Quatrième république, puis de gaullisme triomphant, arrogant, et un tantinet gâteux - de “manger de ce pain là”. De nos jours la chanson, à quelques rares exceptions près, prend moins de risques. Elle est davantage “correcte” par conséquent. De cette “correction” qui s’habille en confection, ou parait sortir d’un ordinateur.

En résumé les différents thèmes rassemblés ci-dessus sous le préfixe “anti” traduisent une sensibilité libertaire, pas toujours avouée ni revendiquée, mais qui apparaît de manière plus ou moins diffuse dans la plupart des chansons citées plus haut. Ce qui ne doit pas être confondu avec “la chanson engagée” : concept trop flou ou sujet à malentendu (Michel Sardou, durant les années 70, n’écrivait-il pas des “chansons engagées”, mais engagées à droite ?). Peut-être faut-il voir là l’un des effets de l’engagement sartrien et ses limites : en chanson aussi (on y reviendra) les questions de forme ont leur importance.

Une objection pourrait nous être adressée à travers l’interrogation suivante : qu’en est-il aujourd’hui de tous ces “anti”, militarisme, patriotisme, cléricalisme, pour ne citer qu’eux ? Certes l’abandon du service militaire, le concept de “guerre humanitaire”, et la moindre importance du lobby militariste changent quelque peu les données. Même chose pour le patriotisme en ces temps de mondialisation galopante. Ce patriotisme se trouve presque uniquement défendu par les souverainistes des deux bords. Autre exemple : les seules Marseillaises qui auraient encore une signification sont celles que l’on joue lors des retransmissions sportives. Quant au cléricalisme, la perte d’influence ”séculièrement parlant” de l’Église en réduit sensiblement l’importance. Mais ce n’est pas parce que cette critique s’exerce moins aujourd’hui qu’hier qu’il faudrait pour autant juger négligeables ou dépassées toutes ces chansons “anti”. Sans doute celles-ci renvoient plus que d’autres à une époque, mais les meilleures d’entre elles contribuèrent à l’élaboration d’une prise de conscience dont l’antimilitarisme, l’antipatriotisme et l’anticléricalisme ne constituaient que l’une des composantes. On complétera la liste en évoquant la critique de l’autorité, celle des “corps constitués”, des mœurs et des embrigadements divers. Le tout représentant un terrain pour le moins favorable à l’expression d’une chanson qui traduisait par cela même les insatisfactions, les refus et les aspirations d’une certaine jeunesse, et bien au delà. Ceci n’excluait ni la réflexion philosophique ou esthétique, ni l’action politique : la chanson en l’occurrence leur donnait du grain à moudre. Et surtout elle représentait un espace de liberté, voire de résistance, que l’on aurait tendance à oublier aujourd’hui. La censure, du moins celle qui s’exerçait sur les ondes de la radio nationale, se chargeait de trier le bon grain de l’ivraie en soustrayant aux oreilles des auditeurs les chansons les plus “subversives”. Brassens et Ferré, il va de soi, étant les plus visés par les ciseaux de dame Anastasie. Cette manière de mettre les auditeurs sous tutelle dura jusqu’au milieu des années soixante. Cela peut paraître aujourd’hui excessif. Du moins l’existence d’une telle censure prouve que l’on prenait au sérieux des chansons qui représentaient à leur échelle une menace pour les “valeurs les plus établies”. Devant l’absence aujourd’hui de cette censure nous n’en conclurons pas pour autant que nous vivons dans un monde plus libre. Pourquoi censurer si les chansons sont entendues sans être écoutées ?

C’est aussi, pour paraphraser Rimbaud, que pour la première fois dans l’histoire de la chanson celle-ci (nous évoquons toujours “une certaine idée de la chanson”) s’est trouvée “en avant” (davantage que “rythmant l’action”). Comment sinon expliquer l’importance des chansons de Brel, Brassens, Ferré, et des autres, dans la conscience de ceux qui eurent vingt ans durant cette période de référence. Les maîtres à penser ou à vivre, ou encore les grandes figures ou les grands influents n’ont pas manqué dans l’histoire de l’humanité. Mais il s’agissait de philosophes, de poètes, d’écrivains, d’artistes, voire de praticiens des sciences humaines et sociales. C’est certainement le seul moment, du moins à l’échelon français, où des auteurs-compositeurs-interprètes ont joué un rôle qui ne semblait guère leur être dévolu à la veille de la Seconde guerre mondiale compte tenu alors du statut de la chanson. Nous avons dit plus haut en quoi des raisons conjoncturelles (la Libération, l’évolution de la société française dans les années cinquante) et structurelles (le fait “auteuriste” dans le sillage de Charles Trenet) l’expliquent.

Autre caractéristique de cette “certaine idée de la chanson” : l’étendue de son spectre. Parce qu’y inclure des personnages aussi différents que Giani Esposito et Boby Lapointe, Pierre Perret et Jacques Bertin, Jean Vasca et Serge Reggiani, Anne Sylvestre et Pierre Vassiliu, Claude Nougaro et Jacques Debronkart, Michel Legrand et Maurice Fanon, Serge Gainsbourg et Henri Tachan témoigne de la richesse de cette chanson et de la variété de ses registres. Ceci nous entraîne à traiter d’une question complexe, celle des relations entre poésie et chanson. La chanson, dirions-nous, n’est pas la poésie mais une chanson sans poésie reste de la chansonnette. Et puis la chanson qui est référée ici n’a-t-elle représenté une sorte de substitut poétique pour beaucoup dans la période en question ? L’étonnant succès en 1949 du recueil Paroles de Jacques Prévert apporte une première indication. Ce sont les statuts de la chanson et à un moindre niveau de la poésie qui se trouvent de ce fait modifiés : plusieurs poèmes du recueil étaient connus comme chansons (inscrites dans les années trente aux répertoires de Marianne Oswald et Agnès Capri), et d’autres feront l’objet d’une adaptation musicale après 1949. Jamais sans doute poésie et chanson n’ont été si proches, ou plutôt si confondues. La poésie descend en quelque sorte dans la rue avec les poèmes de Prévert (et les mélodies de Joseph Kosma). On reconnait que des poètes de l’étoffe de Jacques Roubaud, Yves Bonnefoy, Jean-Pierre Duprey, Joyce Mansour, Jacques Réda se sont fait connaître durant cette époque de référence. Cela suffit bien entendu pour bien différencier l’une et l’autre. Il faut cependant insister sur le fait que cette “chanson là” représentait l’un des modes d’accès à la poésie. Surtout pour ceux que le mot intimidait, ou qui n’y avaient pas eu accès par le biais des enseignants de l’Éducation nationale. La chanson aidant, de nombreux auditeurs franchirent ce pas qui leur permettait de lire de la poésie. On peut le dire pour d’autres époques mais plus particulièrement pour celle-ci.

Jacques Brel et Georges Brassens ne se considéraient pas comme des poètes au sens strict du mot. Il n’est pas question de mettre en doute leur sincérité (quitte à relever la méfiance de Brel et la prudence de Brassens), pas plus celle de Léo Ferré se plaignant ne pas être véritablement reconnu en tant que tel (Ferré était pourtant l’auteur d’un recueil de poèmes publié en 1956 aux Éditions de la Table ronde). Des chanteurs comme Félix Leclerc, Jean Vasca, Jacques Bertin ont également publié de la poésie. Ceci pour dire que la frontière reste malgré tout floue entre poésie et chanson si l’on s’en tient uniquement au texte. Une chanson qui dans ses meilleurs moments, le texte mis à plat, peut être assimilé au poème (Le plat pays, La supplique pour être enterré sur la plage de Sète, La marche nuptiale, Poète vos papiers, La mémoire à la mer, On s’aimera, L’écharpe, La folle complainte, Paris ma rose, Ma femme, La Manikoutaï, Rue Saint-Denis, La décharge, Pablo, Black trombone), recèle une dimension métaphysique (Au suivant, Le cheval, Le Grand Pan, Don Juan, Deux écoliers, Les loups ) tragique (L’éclusier, Orly, Knock-le-Zout tango, Carcassonne, Nantes, Pépée, La folie ) ou encore, pour le meilleur du genre, humoristique (Débit de lait débit de l’eau, La Charlotte, Johnny fais moi mal, C’est l’printemps, Madeleine-Bercy, et toute l’oeuvre de Boby Lapointe).

Ceci posé peut-on encore parler d’art mineur ? Ceux qui l’expriment prennent l’habitude, pour justifier leur point de vue, de découper la chanson en tranches. Ils font les remarques suivantes. Primo : les meilleurs textes de chansons ne valent pas les plus beaux poème (c’est vrai, quoique... mais nous allons pas y revenir). Secundo : leurs musiques (mélodies et arrangements) ne peuvent égaler les chefs d’oeuvre de la musique classique et du jazz (c’est exact). Tertio : nos chanteurs, chanteuses et groupes ne sont pas en mesure de rivaliser sur le plan de l’interprétation avec les représentants des répertoires classiques et jazziques (sur la qualité du timbre, voire de la puissance vocale). On répondra par l’affirmative, mais cela se discute si l’on se réfère à la sensibilité. Procéder ainsi ne prouve rien. La chanson est un tout. Il s’agit d’une alchimie dont le résultat n’est pas réductible à ce saucissonnage.

Cela nous entraîne, après les dimensions critique et poétique de la chanson, à mettre en avant une troisième caractéristique : cette fameuse alchimie donc. Ces auteurs que l’on qualifie à tort ou à raison de poètes sont aussi de grands mélodistes. Il faut insister sur cet aspect mélodique, et plus encore sur une orchestration musicale dont on ne saisit pas toujours l’importance. Brel ne serait pas complètement Brel sans François Rauber, ou Ferré sans Jean-Michel Defaye, ou Nougaro sans Maurice Vander et Eddy Louiss, ou Ferrat sans Goraguer. Des rencontres essentielles dans l’histoire de la chanson, tout comme celles, sur un autre plan, de Marguerite Monnot et d’Édith Piaf, de Lino Léonardi et Monique Morelli, d’Areski et Brigitte Fontaine, ou de Laurent Voulzy et Alain Souchon. Il conviendrait aussi d’évoquer le rôle et la place de certains directeurs artistiques des maisons de disques. Citons, parmi tant d’autres, Richard Marsan (le Richard de la chanson de Ferré), qui fut à l’origine du fameux “contrat à vie” signé par Jacques Brel chez Barclay. Il assura également la direction artistique des albums de Léo Ferré sortis durant la période 1969-1974 sous le même label. Et il “découvrit” Bernard Lavilliers et quelques autre artistes notables. Un rôle occulte, peu connu du grand public, mais souvent déterminant dans des choix qui ne sont pas sans concourir à la réussite (ou à l’échec) d’un disque.

Un premier constat. Cette “chanson là” permettait à beaucoup de “penser contre” ou de “penser différemment”, et plus généralement d’élever un niveau de conscience et de sensibilité quand bien même d’autres médiations (littéraires, philosophiques, cinématographiques ou picturales) l’avaient précédée ou prenaient le relais. La chanson possédait l’avantage d’être plus directement communicable et de transmettre immédiatement (ou presque) les germes de la révolte ou de toute attitude remettant en cause un monde que les chansons fustigeaient ou brocardaient. Comme le dit Jacques Bertin pour Georges Brassens, et cela vaut pour d’autres : “Chez Brassens, l’essentiel du message est quand même qu’on peut être anticonformiste, et pour le public des années cinquante, dans une société française très conventionnelle où la jeunesse commençait à ruer dans les brancards, c’était fort”. Il reste à comprendre pourquoi ce fort impact s’est quelque peu perdu dans la jungle des sinistres années quatre-vingt et de la décennie suivante.

On ne refermera pas ce paragraphe sans évoquer la mise à mal, pour le mieux, du format “chanson traditionnelle” ou “chanson classique”, dans une période (cela n’a rien d’un hasard) qui va des lendemains de mai 68 au milieu de la décennie suivante : celle d’une tendance avant-gardiste à laquelle les noms de Jacques Higelin (pour les “années Saravah”, de Brigitte Fontaine et Areski, de Colette Magny sont associés ; voire dans une moindre mesure de Catherine Ribeiro, Gérard Manset et Serge Gainsbourg). Autre manière d’excéder ce format : les longs monologues initiés par Léo Ferré (et que l’on retrouvera chez Ribeiro, Nougaro, Vasca, Escudéro).


Comment traiter de la chanson dite contemporaine (celle des 20 dernières années du siècle, pour s’en tenir là) ? La distinction chanson / variété (déjà difficile à établir, comme on l’a vu) reste-t-elle encore pertinente au tout début du XXIe siècle ? Tout d’abord il faut tenir compte d’un phénomène qui, dans ce domaine particulier de la chanson (ou de la variété), brouille davantage la perspective que dans d’autres formes d’expression artistique : nous voulons parler de la “question générationnelle”. Celui qui adopte, comme nous allons le faire, un point de vue critique risque de se voir vertement repris par d’aucuns qui lui renverraient en quelque sorte le compliment : à savoir qu’il ne comprend pas ou refuse d’admettre et de reconnaître les “musiques” (la substitution n’est pas innocente, on y reviendra) des nouvelles générations. Nous le répétons : ce discours là vous ne l’entendrez pas ailleurs, ou alors sous une forme atténuée. C’est même le contraire qui se produit avec la musique dite “classique” ou “savante” : là ce sont les œuvres du passé qui tiennent le devant de la scène (générations d’auditeurs toutes confondues) au détriment de la création contemporaine. Il reste à comparer ce qui est comparable : la musique contemporaine (sauf de très rares exemples) ne se vend pas, contrairement à la variété.

Un autre phénomène, que l’on peut associer au précédent, porte sur la réception critique d’une jeune chanson que l’on découvre régulièrement sous l’appellation “nouvelle chanson française”. Il va de soi que la recherche de “nouveaux talents” s’impose. Tout comme il parait utile de rassembler des artistes débutants ou sans véritable notoriété dans une rubrique commune. Ceci précisé, le journalisme au quotidien (ou hebdomadaire) force généralement le trait en matière de nouveauté. On nous répondra que c’est consubstantiel à l’exercice journalistique. Soit. Cependant le souci d’être en phase avec l’époque, la crainte de rater le bon wagon ou l’illusion de dénicher l’oiseau rare mettent exagérément en valeur des interprètes qui n’en peuvent mais.

Pour en revenir à cette “question générationnelle”, nous ne nions pas que des regroupements puisse s’effectuer sur cette base comme ce fut le cas des cinéastes de la “nouvelle vague”. Mais le différend qui opposait ces derniers aux cinéastes “installés” des générations précédentes portait sur des questions qui relevaient essentiellement de l’art cinématographique et que la réduction en des termes “jeune public” contre “public plus âgé” aurait caricaturées. “Touche pas ma musique de jeune” nous répondent des adultes qui craignent de ne plus “être dans le coup” ou de ne plus pouvoir dialoguer avec leur progéniture ou les chères têtes bondes dont ils ont charge d’âme. Véritable inquiétude ou démagogie qu’importe. Le “il faut vivre avec son temps” s’avère un mot d’ordre plus pernicieux qu’il n’y parait. Le “public jeune” qui n’écoute que ce qu’on lui propose, et dans l’emballage voulu, n’est pas directement en cause. De nombreux interlocuteurs (des “professionnels de la profession”) de la revue Chorus pensent qu’aujourd’hui un Brel, un Brassens ou un Ferré n’auraient pas la moindre chance de faire carrière dans la chanson. N’est-ce pas édifiant ? Encore faut-il expliquer un état de fait qui, entre autres effets pervers, condamne (ou a condamné) des artistes de la taille de Colette Magny, Catherine Ribeiro, Jean Vasca, et quelques autres, aux aléas de la souscription publique pour réaliser un disque. Une telle réflexion doit prendre en considération l’évolution de la chanson dans le dernier quart de siècle, définir le cadre de référence au travers duquel cette chanson s’exprime, et poursuivre l’interrogation sur le “phénomène de société” qu’elle représente.

Une première constatation : la musique prend le pas sur le texte. Un article des Inrockcuptibles, datant de 1999, qui recensait les 60 C.D. “made in France” que tout bon lecteur des Inrock devrait posséder, les présentait sous le chapeau “Soixante albums pour résumer trente ans d’histoire de la musique en France”. Et qui trouvait-on dans cette liste ? Entres autres les Jacques Dutronc, Fabulous Trobadors, Nino Ferrer, Brigitte Fontaine, Serge Gainsbourg, Françoise Hardy, Gérard Manset, Jean-Louis Murat, Négresses Vertes, qui comme chacun le sait font de la musique et rien que de la musique. Et même, pour davantage enfoncer le clou, l’album Brigitte Fontaine est folle avait été retenu au détriment du pourtant plus novateur sur le plan musical Comme à la radio ! Sans commentaire. L’influence indéniable du rock l’explique en partie. C’est d’autant plus évident au fil des années si l’on se réfère à quelques uns des interprètes apparus durant les vingt dernières années du XXe siècle. Mais ceci doit être relativisé en ce qui concerne les Renaud, Souchon, Higelin et Lavilliers (pour les deux premiers le rock ne constitue d’ailleurs qu’un incidence) : ces quatre là possédant suffisamment de personnalité pour “digérer” des influences musicales que nul ne songerait à nier.

Le rock cependant n’explique pas tout. Plus directement repérable, le “phrasé vibrato”, cher à toute une génération de chanteurs et chanteuses (depuis Michel Berger, l’initiateur, jusqu’à Daniel Balavoine, en passant par Véronique Sanson, France Gall, voire Francis Cabrel) focalise davantage l’attention de l’auditeur sur la musique. Le texte sert de faire-valoir et passe au second plan. Pas de relief, pas d’aspérité, pas de véritable émotion dans l’interprétation. De la musique soit, mais celle que l’on entend coule d’un robinet d’eau tiède. Si la “génération vibrato” a fait long feu (un phénomène de mode auquel une Barbara succomba passagèrement), elle n’en a pas moins laissée des traces durables dans la relation texte / musique de la génération suivante.

Le rap, nous répondra-t-on, ne s’inscrit-il pas en faux contre cette tendance ? Peut-être, mais le rap, est ce encore la chanson ? Si quelques intellectuels font leurs choux gras des textes de nos rappeurs en va-t-il de même pour cette jeunesse qui n’écoute que du rap ? Ne retient-elle pas d’abord le “beat”, la rythmique (la tchache venant naturellement se greffer dessus) ? Et puis des groupes comme Zebda ou les Fabulous Trobadors doivent-ils être classés dans cette catégorie ? N’ont-ils pas inventé un genre, quelque part entre le rap et la chanson ? A leur façon ils ont renouvelé une “chanson contestataire” davantage ici branchée sur le social que le politique. On pourrait d’ailleurs les classer parmi les représentants d’un rock alternatif si l’on se réfère à leurs modes de diffusion et aux relations entretenus avec leurs publics. En cela ils accompagnent le “mouvement social” apparu à la faveur des grèves de décembre 95, du combat des “sans papiers”, et des luttes au quotidien contre toutes les formes d’exclusion. Un “mouvement social” qui néanmoins n’a pas en cette fin de siècle trouvé d’interprètes charismatiques susceptibles de l’incarner. Faut-il incriminer l’époque, ou l’évolution de la chanson ? La question restant posée, nous refermons là cette parenthèse.

Nous passons rapidement sur la télévision, chacun sait de quoi il en retourne. La médiocrité des émissions de variété atteint un tel niveau qu’il défit toute analyse. Une chaîne comme Arte s’honorerait en repassant l’intégralité des Discorama concoctés dans les décennies 60 et 70 par Denise Glaser, ou encore plusieurs des émissions réalisés par Jean-Christophe Averty sur la chanson durant cette même période. Cela prouverait qu’il n’y a pas de fatalité dans cette médiocrité comme beaucoup finissent par le croire. Un mot, pour ne rien oublier, sur la cérémonie annuelle des “Victoires de la musique” retransmises en “prime time”. Elle propose le spectacle de “professionnels de la profession” s’autogratulant et communiant autour d’une soupe consensuelle plutôt indigeste. Ce palmarès n’a d’intérêt que pour les indications de tendance recueillies chaque année auprès des gens du métier. A condition de bien vouloir trouver des nuances dans le fade, (on en excepte Foule sentimentale ), la “chanson de l’année” peut réserver des surprises, du moins des rapprochements inattendus d’une année à l’autre. Parce que à priori (et même à posteriori) tout sépare les deux chansons primées en 1999 et 2000 : soit Belle (extraite de la comédie musicale Notre Dame de Paris ) et Tombe la chemise. Une prime, pour la seconde chanson (interprétée par Zebda), qui ressemble à une peau de banane glissée sous les pieds du groupe toulousain.

Le clip musical témoigne d’une évolution en profondeur du paysage de la chanson et de la variété des vingt dernières années du XXe siècle. Un exercice devenu incontournable selon les professionnels qui affirment que l’on ne peut de nos jours envisager la moindre carrière sans y avoir recours. Le clip vend un produit (ce chanteur ou cette chanteuse interprétant la “chanson porteuse” de son dernier album) selon les recettes éprouvées de la publicité. D’aucuns mettent en avant la qualité esthétique de quelques uns de ces clips musicaux (ceux par exemple réalisés par Mondino). Certes mais il s’agit d’une esthétique publicitaire. A dix ou vingt ans de distance on constate qu’elle vieillit mal. Mais le problème est ailleurs. Le clip entend imposer sa loi, ses codes, sa logique marchande : ceux d’une “représentation du monde” à travers laquelle un public ciblé puisse se reconnaître. Bien entendu le discours des margoulins qui promotionnent le clip musical se veut furieusement moderne. On n’aura de cesse de vous montrer du sexe (dans les limites toutefois permises), du pseudo surréalisme et de l’imaginaire de pacotille : le tout à l’aide d’images chics et chocs auxquelles de jeunes loups (ou de vieux malins) prêtent leur savoir-faire.

Puisque nous sommes au cœur de la société du spectacle, venons en à l’une des composantes essentielles pour ce qui nous occupe ici : celle de “l’image de l’interprète”. Celle-ci pourra même chez certains privilégier une vie simple et familiale, à l’écart du tapage médiatique (quoique le lancement et la promotion d’un disque, ou le passage sur une grande scène parisienne demandent une présence constante sur le front des médias). Cela s’appelle de la “gestion de carrière” : une carrière qui doit d’ailleurs beaucoup à l’apparence ou au look de l’intéressé (du loubard au style déjanté en passant par tous les rôles qui permettent aux différentes fractions du public de s’identifier à un interprète). Cette “gestion de carrière”, pour rester dans le domaine de l’image (et la “positiviser”, pour reprendre le langage de l’époque), comporte des figures imposées. Nous en voulons pour preuve ces nobles causes, humanitaires ou autres, qui mobilisent le gotha de la chanson / variété depuis les années quatre-vingt. Avouez qu’il y a de quoi hésiter en terme de choix : de l’Ethiopie au Sida, des Restau du cœur à la Somalie, du Téléthon à que sais-je-encore. Nos chanteurs, ils le démontrent, sont aussi de “grands communicants” (de préférence devant les caméras de la télévision). Au delà des bénéfices secondaires que permet ce genre d’opérations, cette idéologie “charité business” témoigne du consensus ambiant. Thierry Maricourt, dans son livre La parole en chantant, show business et idéologie le traduit ainsi : “La chanson de variété est à présent consensuelle au possible et de ses refrains suinte un humanisme soft sans conséquence. Elle se gorge des plus impérieux motifs de révolte et les recrache méconnaissables. Daniel Balavoine, Francis Cabrel, Alain Souchon, Francis Lalanne, Jean-Marc Goldmann : autant d’auteurs somme toute talentueux qui contribuent par le biais de ce remarquable instrument de chirurgie intellectuelle à dévitaliser toutes les colères, à laisser les auditeurs bras ballants et voix éteinte. Rien n’est caché, non : tout est repeint”.

En restant dans ce registre, on observe également que nos “ténors” actuels jouent la carte de la durée et de la sécurité. Les albums s’espacent comme si nos chanteurs avaient peur de trop vite lasser les auditeurs : cette “rareté”, à condition de ne pas trop se faire oublier sur le plan médiatique, garantissant à tous les coups l’événement. La sortie d’un disque représentant ici un risque très calculé. On ne s’aventure plus dans des chemins de traverse qui risqueraient de brouiller l’image de l’interprète et remettraient en cause la relation que l’artiste entretient avec les centaines de milliers d’acheteurs de ses précédents albums. A croire que chaque album ferait l’objet d’une étude de marché : du moins sa conception et son lancement obéissent de plus en plus en terme de tendance à une logique marketing. Dans un tel contexte il ne reste guère de place à l’imprévisible. Que l’on se rassure : la promotion se chargera de faire entendre cette indispensable “petite différence” que les médias relaieront, et qui in fine décidera l’acheteur potentiel à renouveler (ou pas) sa commande.

Une autre donnée : la relation entre les chanteurs et chanteuses les plus en vue des vingt dernières années de ce siècle et le public. Dans des salles dont le gigantisme exclut la relation de type parfois intime qui perdurait encore entre l’interprète et son public avant l’ouverture des Bercy, Palais des Congrès et autres Zénith, le spectacle a tendance à prendre le pas sur le tour de chant proprement dit. Et même si ce n’est pas le cas le public vient moins pour écouter un tel ou une telle que pour reprendre avec lui ou avec elle les chansons les plus connues de son répertoire (voire de chanter à sa place). Cela peut être analysé de manière contradictoire. Là où certains parlerons de “communion avec le public”, de “vraie rencontre”, de “forts moments de partage et d’émotion”, nous serions tenté pour notre part d’évoquer l’une des manifestations de l’esprit grégaire, et de nous interroger par cela même sur la qualité d’écoute des publics. Cela doit être modulé bien entendu selon les officiant. Mais il semblerait que parmi ceux susceptibles de remplir de grandes salles seul un Alain Bashung échapperait au phénomène décrit précédemment. Et pour n’être pas à un paradoxe près ce nouveau type de relation entre l’interprète et son public aurait été en quelque sorte inauguré par Barbara au début des années 80 : une chanteuse pourtant révélée par le cabaret !

En revanche un Serge Gainsbourg a pu faire la carrière que l’on sait sans véritablement se produire sur scène. Nul ne saurait nier sa place dans la chanson du dernier quart de siècle. D’ailleurs l’importance accordée dans ses textes au jeu sur le mot au détriment généralement des notions de sens, de contenu ou de narration a sensiblement influencé de nombreux auteurs-compositeurs apparues durant les vingt dernières années de ce siècle. Avec, comme effet secondaire, la tentation de “ringardiser” des chansons qui raconteraient une histoire selon les codes romanesques habituels. Cela n’a pas été sans influer sur l’aspect musical proprement dit : celui-ci devenant prépondérant chez des auteurs-compositeurs ne disposant pas des moyens “littéraires” de Gainsbourg. De ce point de vue là, il est vrai, on ne contredira pas Les Inrockuptibles.


Et là chanson dans tout ça ? Certes on l’entend, mais on ne l’écoute plus guère (à quelques remarquables exceptions près). Dans cette époque de banalisation plus ou moins généralisée les chansons deviennent grises. Pour les entendre, on les entend : le robinet des variétés se trouve en permanence ouvert dans les temples de la consommation de masse. Pourtant, est-ce encore de la chanson que diffusent les hauts parleurs ? Ne lui demandez plus en tout cas d’apparaître fringuée comme l’as de pique. Pas d’inquiètude : les petits malins qui savent de quoi il en retourne la relookeront, la formateront, la cliperont, lui rendront des couleurs (car elle paraissait exsangue, anémiée, sans atours) pour lui trouver, qui sait, une place dans le top 50.

Des interprètes, tant bien que mal, continuent à défendre la chanson, celle que nous aimons. Il existe encore des circuits, des salles de spectacle, des festivals, des lieux où cette chanson peut s’exprimer, respirer, donner de la voix. Quelques producteurs, des hommes de radio, des petits labels, la revue Chorus lui donnent la possibilité de se faire entendre, d’exister tout simplement. Sans doute. Mais il faut bien reconnaître que cette “chanson là” est devenue minoritaire. Elle ne tient plus le haut du pavé. Et pourtant cet “autrefois” c’était tout juste hier. Comme le temps passe...

Vous exagérez, nous répondra-t-on. Vous ne pointez que les aspects négatifs de cette “évolution”. Vous ne tenez pas compte, par exemple, de l’émergence d’une world music qualifiée de “multing pot, de fusion des cultures, de rapprochement entre les hommes” ou “d’utopie fusionnelle”. Pourquoi pas. Cependant il ne faudrait pas confondre quelques uns des aspects de la mondialisation (cette world music se vend d’autant mieux de part le vaste monde qu’elle figure dans le catalogue “danse” ou arbore les couleurs de la festivité) et une véritable curiosité. Nous entendons par là un intérêt pour des musiques traditionnelles qui très généralement ne sortent pas du “ghetto” de l’ethnomusicologie. Mais ces considérations nous éloignent de la chanson.

On l’aura compris : ce dictionnaire, en ce qui concerne les deux dernières décennies du XXe siècle, prend de la distance avec certaines notoriétés (en termes de ventes de disques, de remplissage de salles de spectacle, de couverture médiatique). Ce qui n’est pas tout à fait le cas des Renaud, Jacques Higelin, Alain Souchon, Bernard Lavilliers (ou dans une moindre mesure des Michel Jonasz et William Sheller). Les membres de ce quatuor étant, toute proportion gardée, les successeurs de notre trio de mousquetaires, Brel, Brassens, Ferré (en y ajoutant Nougaro : dont une partie du répertoire se trouve aujourd’hui occultée, un oubli auquel ce Dictionnaire entend remédier). Il serait d’ailleurs plus pertinent de se référer ici au dernier quart de siècle : les membres du précédent quatuor se sont fait connaître au début des années soixante-dix. Nous voudrions également citer quelques “incontournables” (sans qui la chanson de ce dernier quart de siècle ne serait pas exactement ce qu’elle est) : Maxime Le Forestier (pour la première partie de sa carrière), Alain Bashung (pour la seconde), Brigitte Fontaine (toutes époques confondues), Juliette, Gérard Manset, Mano Solo. Moins connus, Jacques Bertin et Jean Vasca, Michèle Bernard et Alain Leprest mériteraient de l’être davantage. On mentionnera pour finir Jean Guidoni (et avec lui le grand parolier Pierre Philippe). D’ailleurs ce siècle se clôt pour lui avec l’album Fin de siècle (ultime collaboration de Guidoni et Philippe) : un disque scandaleusement ignoré.

On ne trouvera pas, répétons-le, dans ce dictionnaire les chanteurs, chanteuses ou groupes apparus depuis le milieu des années quatre-vingt-dix : ils appartiennent au XXIe siècle. Cet ouvrage ne couvrant que le XXe siècle, les données récentes sur la chanson et la variété (relevées durant la première décennie du XXIe siècle) ne sont pas prises en compte. Ou alors exceptionnellement.


La chanson, rien que la chanson, avons-nous envie d’ajouter pour conclure. C’est à ce titre que Brel, Brassens, Ferré et cie ont exercé ce “magistère” via le disque et la scène. Et non depuis la tribune qu’on leur dressait en raison de leur notoriété. Certes les interviews qu’accordait Jacques Brel le transformaient à son corps défendant en un “philosophe de bistrot”. Georges Brassens, confronté au même exercice, en rajoutait dans le registre humble, modeste, artisanal qui correspondait néanmoins à sa personnalité. Léo Ferré, dans l’après 68, s’épanchait de telle manière que l’on risquait de se focaliser sur le personnage au détriment de son œuvre. Mais cet aspect passait au second plan, ou, pour le dire autrement, l’arbre ne cachait nullement la forêt. Ceci pour préciser que l’apport biographique ne nous intéresse dans ce dictionnaire que dans la mesure où il se retrouve en chansons. Nous tenons donc à mettre l’accent sur l’oeuvre, et par cela même justifier cette dernière terminologie parce qu’elle seule rend véritablement compte (et justice) de cet art qui répond du nom de chanson, que nous persistons à ne pas considérer “mineur”. L’oeuvre, c’est à dire la somme des chansons écrites et composées tout au long d’une carrière, peut également se confondre avec le disque (car certains d’entre eux possèdent une unité qui prend le pas sur l’aspect particulier des chansons qui le composent), et l’ensemble des albums qui jalonnent une carrière. C’est vouloir dire que cette “certaine idée de la chanson”, et notre dictionnaire par conséquent, se trouve majoritairement représentée par des auteurs, ou des compositeurs, ou des auteurs-compositeurs. Sachant, comme nous l’avons déjà indiqué, que nous consacrons une large place aux incontournables interprètes déjà cités.

D’aucuns estimerons probablement que notre propos s’apparente à un combat d’arrière-garde. Nous récuserions bien entendu une pareille lecture. Pourtant, pourquoi ne pas le reconnaître, un doute subsiste. L’hypothèse de la perte d’une “mémoire historique”, laquelle irait s’accentuant, ne réduit-elle par la portée critique du point de vue défendu ici (dans la mesure où cette hypothèse serait validée) ? N’avons nous pas surestimé à travers “une certaine idée de la chanson” un genre qui s’avèrerait en définitive plus volatile et moins résistant que prévu ? Les réponses à ces questions dépassent le cadre proprement dit de la chanson. Certains l’expliqueraient par la capacité de cette “société du spectacle” de faire la publicité d’un temps qui cultive sans barguigner l’indifférenciation, l’éphémère et le contingent.

Et puis, les mêmes causes produisent-elles nécessairement les mêmes effets ? C’est vouloir revenir à la dimension critique de cette “certaine idée de la chanson” vis à vis de son époque. La question posée plus haut ne doit-elle pas être rectifiée ? S’agit-il des mêmes causes, après tout ? Car nous reconnaissons que ce contre quoi cette chanson fourbissait des armes n’est plus actuellement, du moins partiellement, en position de force. Cependant, en tout état de cause, il convenait de se replacer dans le contexte de l’époque, de préciser exactement ce qu’il en était pour bien situer les enjeux de cette “chanson là”. C’est en brocardant le sabre, le goupillon et tous les conformismes, en s’insurgeant contre la condition faite aux hommes, en devenant en quelque sorte la conscience de son époque que cette chanson avait pris de la graine. Mais elle avait su le faire, pour le mieux, en se dotant de la forme la plus adaptée à ces contenus. Cela lui avait permis de s’affranchir du statut qu’on lui accordait auparavant, celui d’une parente pauvre de la poésie. Elle s’était ainsi émancipée d’une tutelle à laquelle elle ne se trouvait d’ailleurs pas assujettie. Mais il lui fallait transgresser cette règle non écrite qui voulait que la chanson ressorte du genre mineur. Voilà pour l’essentiel.

On ajoute que cette “chanson là” n’échappe pas au phénomène de “révision” observé dans d’autres lieux en cette fin de siècle. Un phénomène qui n’est pas étranger à la perte du sens des mots suggérée un peu plus haut. Comme par hasard ce sont les Brel, Brassens, Ferré qui constituent les cibles privilégiées de nos “modernes contempteurs” dans le domaine de la chanson. On assiste à une curieuse redistribution des cartes : les “réactionnaires” d’hier (calotins, patriotes, bourgeois traditionnels, conformistes de tout poil) cèdent la place aux adeptes du “politiquement correct”. Ce qui signifie que les reproches et griefs entendus autrefois “changent de main”, pour ainsi dire : les “qualités” un temps relevées devenant des “défauts”. Il est des révisions et des révisionnismes plus graves et plus condamnables, bien entendu. Mais il y a quelque chose de pernicieux à vouloir délester cette chanson là de l’excès, de la démesure, et plus encore du refus de toute bienséance.

L’auteur de ce dictionnaire, on l’aura compris, par delà l’aspect strictement informatif et à caractère encyclopédique que réclame cette mise en forme, reconnaît avoir également écrit cet ouvrage contre “l’air du temps”. Mais, le genre s’y prêtant, il conviendrait que la subjectivité ne perde nullement ses droits : qu’elle puisse le cas échéant s’accorder avec celle d’un lecteur qui retrouverait le temps d’un refrain quelque “tranche de vie” que la chanson dispense aux quatre vents. Voilà aussi ce dont ce dictionnaire voudrait rendre compte en apportant le témoignage de la relation sensible que les chansons du XXe siècle entretiennent avec un public qui jamais, dans la déjà longue histoire de la chanson, ne lui fit pareil accueil.


Max VINCENT