BERTIN (Jacques)
Après deux disques prometteurs, Jacques Bertin donne pleinement la mesure de son talent avec son troisième album. Dans un lot de chansons dont les mélodies n’ont pas à rougir devant la qualité poétique des textes (A la pointe de l’averse, Louvigné du désert, Je parle à celui qui a manqué le train, plus particulièrement), Je voudrais une fête étrange et très calme mérite la palme de la singularité. Cette chanson nous invite à venir franchir le miroir sans le secours d’une quelconque Alice : les mots de Bertin suffisent à nous guider.
Les trois disques suivants (qui s’étalent sur la décennie 70) ont contribué à établir la réputation de Jacques Bertin, en imposant un style et un univers qui ne doivent rien à personne. On réalise ici combien cet auteur-compositeur-interprète occupe une place à part dans le monde de la chanson. D’abord nul ne sait chroniquer le quotidien comme Bertin. Dans Claire, par exemple (“Entends / Le disque tourne à vide / Entends tu le silence / Un pas dans l’escalier décroît / Il ne fait pas tout à fait nuit “), l’auteur procède par touches successives. On y respire entre chaque couplet, un fait suffisamment rare pour être souligné. Une nouvelle façon d’écrire des chansons nous est donnée, imperceptiblement. Ensuite Jacques Bertin est un homme engagé, mais dont l’engagement éloigné de toute posture sartrienne vient se ressourcer dans le quotidien. L’actualité n’est cependant pas absente des chansons du répertoire de ces années là : A Besançon, l’incomparable Roman, ou encore Menaces (qui ouvre en 1977 le dernier disque de ce cycle et clôture d’une certaine façon la thématique politique).
Paru en 1980, l’album “Les visites du bout du monde” déçoit surtout parce que Bertin force sa nature dans un registre qui ne parait pas lui convenir. Ces années quatre-vingt apparaissent plus diversifiées. Jacques Bertin y enregistre pour la première fois un disque de chansons (“Changement de propriétaire”) dont il n’est pas l’auteur. L’album suivant est lui consacré à Luc Bérimont. On relève également deux enregistrements publics.
L’album “La blessure sous la mer” (1993), sans doute le plus intériorisé de l’auteur, accorde une place privilégiée aux blessures du coeur (citons Merci pour les jours heureux, L’éphémère et la durée, Je vous écris pour vous dire que l’on souffre). Trois ans plus tard Jacques Bertin sort “Hôtel du grand retour”. Il s’agit là d’un retour, et pas n’importe lequel puisque Bertin signe son meilleur disque. On y trouve une énergie communicative (la chanson-titre l’illustre : “Tu vas revenir par les flammes / Le lino usé de la mer / Le film qui rugit sous la lame / Qui brille et se tord à l’envers “), ou encore Méchanceté, et la gravité de l’album précédent (Vieil avare, C’est un amour encore perdu, L’espérance). Une gravité renforcée par le piano, très présent dans la moitié des chansons : les “années guitare” semblent loin ! Un piano qui sait se faire rare pour aller à l’essentiel dans la belle et troublante Femme triste (“Faites sarments de votre mal / Pour brûler prenez vos tourments “). Jamais Bertin n’a tant chanté à rebours de l’époque dans cette chanson où chaque mot est médité, dit et prononcé comme malheureusement la chanson contemporaine ne le donne plus à entendre en cette fin de siècle.