GILLES ET JULIEN

Dans ces riches (plus qu’on ne le croit) années trente, le duo formé par Gilles et Julien mériterait d’être reconnu à l’instar des Pils et Tabet ou Charles et Johnny (deux autres duo qui sont pourtant loin d’égaler le premier). Gilles et Julien, venus du théâtre (et le meilleur, celui de Copeau), utilisent l’expérience acquise du temps des Copiaux pour présenter un tour de chant théâtralisé qui, précise Christian Marcadet, “repose sur une gestuelle évocatrice basée sur le mouvement, la structure, les enchaînements et les ruptures”. La génération de l’après guerre, plus particulièrement celle de Saint-Germain-des-Prés, s’en inspirera : les Frères Jacques, bien entendu, mais aussi les Quatre Barbus, et les duettistes Marc et André. Gilles (Jean Villard) a signé une partie des chansons du répertoire du duo. Dans la filiation des Bruant et Montehus il inaugure cette lignée d’auteurs-compositeurs qui se fera connaître dans les cabarets de la fin des années quarante et au début de la décennie suivante.

Dans un répertoire qui fait la part belle aux chansons de marins et au corpus “traditionnel” (en réinventant le cas échéant ce dernier avec Le chemin des écoliers), l’accent doit être mis sur la dimension de critique sociale et contestataire de nombreuses chansons. L’incontournable Dollar, bien évidemment, mais également Tout est foutu (où nos duettistes brocardent l’époque), 20 ans (“Le peuple gronde sourdement / Pour le calmer : des boniments / On inaugur” des monuments / On lui fout de beaux enterr’ments / Gloire et fric ! / Honneur et patrie ! / Marchands d’médaill’s et d’orvietan / Les goss’s derrier’, les mots devants / Nom de dieu ! Si ça c’est la vie / Mesdam’s, messieurs, mes chers parents / La vie ne nous fait pas envie / Fallait nous laisser dans l’néant “), censurée par la Columbia, leur maison de disque. Cette dimension sociale passe généralement par le filtre de l’humour comme dans En serez-vous ?, même si l’aspect résolument critique reprend le dessus dans le dernier couplet (“Comm’ des moutons, comm’ des ânes / Nous nous laissons bourrer le crâne / Par tous les journaux bien-pensants / Pour lesquels c’qui compte dans la vie / C’est le sabre et l’académie / Les vieill’s barb’s, les beaux enterr’ments / Pour sauver notre pauvre monde / Des raseurs, des sabreurs, des fous / Qui détraqu’nt la machine ronde / En serez vous ? “), ou dans Parlez moi pas d’amour (une réjouissante parodie de la chanson immortalisée par Lucienne Boyer). Cette liste comporte des chansons que Gilles n’a pas écrites, telles Jeu de massacre (dont on peut préférer l’interprétation de Marianne Oswald), Hommes 40... chevaux 8 (de Michel Vaucaire et Yvan Derriers), et Familiale, l’un des premiers Prévert / Kosma gravés dans la cire (mais non commercialisé parce que censuré par la Columbia).

Plus que tout autre interprète des années trente, Gilles et Julien restent associés au Front populaire. Lors du meeting syndical célébrant le premier anniversaire des accords de Matignon le duo clôtura la fête devant 20 000 personnes. Auparavant, plusieurs milliers de “petits formats” de la chanson La belle France avaient été distribués par les organisations syndicales sur la voie publique en mars et avril 1936. Cette chanson qui fait figure d’hymne du Front populaire au même titre que Au devant de la vie tente de concilier genre traditionnel et contenu social (“Sur la Bastille a sauté / La Carmagnole danse ! / Citoyens ! / La riguebondé ! / Salut et fraternité ! / Vive l’espérance ! / Le soleil faisait monter / La bonne semence / Mais les gros rats empestés / Ceux de la finance / Et leurs féodalités / Oh, la sinistre engeance ! / Ont corrompu la cité / La rigue, la riguedongué ! / Vive la rose rouge / Et le joli bleuet / A mon bouquet j’ajoute / Un peu de blanc muguet “). Il manque cependant la causticité des Dollar, Tout est foutu, 20 ans, et En serez-vous ?

Gilles et Julien se séparent à la fin de l’année 1937. Gilles remonte des duos : avec Édith Burger pendant l’Occupation (en Suisse), et ensuite Albert Urfer dans l’après-guerre. En 1938 Gilles avait enregistré en solo plusieurs chansons, dont une Bourrée du diable qui relègue La java du diable de Trenet au rang de bluette. Le diable, après de réjouissantes mésaventures sur cette terre (sont évoqués Tardieu, Mussolini et Hitler), s’aperçoit horrifié que l’enfer c’est... sur la terre, et se suicide ! Voilà le Gilles qu’il conviendrait de retenir et non l’auteur de l’insubmersible Les trois cloches (chanson dont on a oublié qu’elle appartenait aux parodies “dans le genre vaudois” commises par Gilles, alias Jean Villard).