TACHAN (Henri)

On s’étonne que cet auteur-compositeur-interprète, l’un des plus doués de sa génération, n’ait pas la place qui lui revienne dans les bilans de la chanson française des années 60, 70 et 80. Henri Tachan a raté le coche sans que l’on sache bien pourquoi et comment. On comprend mieux les raisons pour lesquelles des Fanon, Vasca, Esposito, Bertin, voire une Anne Sylvestre se trouvent marginalisés. Ces derniers sont cependant reconnus eu égard leur singularité et leur apport spécifique à la chanson. Ce qui est moins le cas de Tachan. On l’a comparé à Brel à ses débuts. Henri Tachan ne se serait pas suffisamment démarqué du “Grand Jacques” ? On peut en douter en réécoutant le répertoire de Tachan, même celui des années soixante : il y a un “ton Tachan” qui ne doit rien à personne. Alors un manque de rigueur quelquefois dans l’expression ? Des moyens poétiques pas toujours à la hauteur de cette même expression ? Ou plus simplement un essoufflement du point de vue de l’inspiration, sur le long terme ? Ici relativisons. On le relève aussi chez quelques uns des meilleurs.

La carrière du chanteur s’articule autour de deux temps forts. Le premier comprend les trois premiers 30 cm d’Henri Tachan (sortis dans la seconde partie des années soixante). Les espoirs mis dans les deux premiers disques (Bosco, Dans les wagons de première classe : “Dans les wagons de première classe du métropolitain / Y’a pas de cris, y’a pas de crasse / Pas de pince-cul prolétarien “, Dans les grands magasins : “On y vendra bientôt / Mignonnes guillotines / Chambres à gaz et fourneaux / Et petites usines / Pour refaire en vitrine / Ravensbruck ou Dachau “, La censure, (ici la réponse du berger à la bergère puisque Tachan fut le chanteur le plus censuré de la période gaulliste après Léo Ferré) se trouvent confirmés lors de la sortie du troisième album, certainement le meilleur de Tachan. Y figurent Qui trop embrasse mal étreint, On boit pour se souvenir, Lorsque je serai vieux, C’est drôle un mort (toutes écrites sur des musiques de Jean-Pierre Roseau). Et puis quatre chansons illustratrices, chacune dans son genre, du talent d’Henri Tachan. Quelque part à Paris : un couple d’amoureux, le ciel étoilé, un limonaire ; la vie que passe ; sauf que les “gens de Paris” ne voient rien, n’entendent rien, eux qui “Au fond de leurs lits / Crèvent petit à petit / En ce samedi d’été, à Paris “. La table habituelle fait figure de “chanson emblématique” du premier Tachan. Elle gagnait à être “vue” et entendue en public. Car on voit le maître d’hôtel, la riche cliente, et le louffiat qui aime cette dernière en secret. Un tableau remarquablement composé avec ce qu’il faut de musique tzigane pour planter le décors. Un morceau de bravoure que d’aucuns trouveront certainement démodé. Les deux autres chansons ne passèrent pas sur les ondes des radios. La première, Après les drapeaux, pour cause de guerre d’Algérie. La seconde, Le sixième sens, ajoute un sens aux cinq déjà connus. Ce qui nous vaut six brillantes variations sur le thème “la mort, les bourreaux et leurs œuvres” : Tachan comme on l’aime, la colère en bandoulière !

Henri Tachan aborde plus difficilement la fin de la décennie 60 et celle du début de la suivante (la stratégie discographique de la firme Barclay à son égard n’y étant pas étrangère), puis il revient en force en 1974 avec un nouvel album. L’auteur de La censure semble s’être quelque peu assagi : la révolte parait moins viscérale, quoique... Maintenant Tachan écrit toutes les musiques de ses chansons (à signaler l’excellent travail de Jean Musy, l’orchestrateur). Ce ton apaisé est celui de Un piano, Le retour ou Le lit. Et une chanson comme Mozart, Beethoven, Schubert et Rossini témoigne de la passion de l’interprète pour la musique classique. On peut cependant préférer les titres les plus caustiques (et non moins virulents) du disque : Le grand méchant loup, La chasse et Pas d’enfant. C’est l’occasion de souligner une constance chez Tachan, celle d’une opposition entre le monde de l’enfance et celui des adultes (à l’instar d’un Prévert, mais avec d’autres moyens). Pourtant le même Tachan, qui a consacré plusieurs chansons à l’innocence et au merveilleux de l’univers enfantin, clame dans le troisième titre : “Je ne veux pas d’enfant ! “ : une profession de foi qu’il justifie par l’énumération des nombreuses raisons pour lesquelles il “déserte les rangs du troupeau génital “. Trois chansons qui situent Tachan dans l’esprit du “Charlie-Hebdo” de l’époque : le chanteur sera d’ailleurs adoubé par l’équipe du journal.

Henri Tachan maintient ce cap tout au long des années 70. On y retrouve ses thèmes de prédilection : la tendresse et l’amour (Féline, Ma femme, La tendresse), l’enfance (La marche funèbre des enfants morts dans l’année, Pas Tintin), le cinéma (Ce film, Greta), sans oublier les habituelles “têtes de turc” de Tachan : l’armée (Dans les orchestres militaires), la tauromachie (Manolète), la ruralité (Un village), le sexisme (On est tous des corses, Les z’hommes : “Et au nom de ce bout d’bidoche / Qui leur pandouille sous la brioche / Ils font des guerres, ils font des mioches / Les z’hommes... “). Ensuite, tout en restant dans ce registre les deux décennie suivantes, Tachan n’écrira plus, à de rares exceptions près, de chansons susceptibles de figurer dans cet inventaire.