THIÉFAINE (Hubert-Félix)

On doit reconnaître que la carrière de Hubert-Félix Thiéfaine sort plus que d’autres des sentiers battus. Parce qu’être reconnu par un public de plus en plus nombreux sans l’aide des médias influents (ou les plus susceptibles de faire ou défaire une carrière) à de quoi surprendre en ce début de XXIe siècle. Les trois premiers albums de Thiéfaine ne permettaient pas pourtant d’anticiper les Bercy et Zenith qui viendront plus tard asseoir la réputation du chanteur jurassien. Le premier (qui comprend l’inusable La fille du coupeur de joints), s’il donne déjà une idée précise de l’univers très personnel de Thiéfaine, porte encore la marque d’influences diverses. Le second, “Autorisation de délirer”, plus abouti, plus maîtrisé, plus singulier (avec sur le plan musical une influence dylanienne bien assimilée), outre la désopilante Vierge au Dodge 51, ou encore La queue, Autorisation de délirer et L’homme politique, le roll-mops et la cave à mazout, comporte l’étonnant Alligators 427 : une évocation nihiliste de notre monde (“J’entends siffler le vent au-dessus des calvaires / et je vois des vampires sortir de leurs cercueils / pour saluer les anges nucléaires / moi je vous dis : bravo et vive la mort ! “). L’esprit de parodie et de dérision, déjà très présent dans les deux premiers albums, prend encore plus le dessus avec “De l’amour, de l’art ou du cochon”, le troisième album de Thiéfaine. L’absence dans les enregistrements publics à venir de chansons figurant sur ce disque laisse supposer que Thiéfaine pouvait difficilement aller plus loin dans ce registre sous peine de se saborder.

D’ailleurs le disque suivant, “Dernières balises”, repart sur d’autres bases. Thiéfaine y privilégie un son plus rock n’ roll. Plus déterminant encore, des chansons comme Mathématiques souterraines et Exil sur planète fantôme inaugurent une veine qui va, d’album et album, constituer cette “Thiéfaine touch” : des chansons reprises en chœur par le public durant les concerts du chanteur (soit Loreilei Sébasto cha et Les dingues et les paumés pour “Soleil cherche futur”, Sweet anamine phalloïde queen pour “Météo für Nada”, Pulquemescal y tequila pour “Eros über alles”). Durant cette période Thiéfaine met principalement l’accent musical sur un rock basique. Les deux derniers disques des années quatre-vingt-dix, “La tentation du bonheur” et “Le bonheur de la tentation” élargissent la palette de Thiéfaine vers la ballade (Tina dong-dong song, Critique du chapitre 3) et le monologue ferréen (l’excellent Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable : “J’me sens coupable d’avoir une gueule à être dénoncé “). Un autre Thiéfaine, plus grave, moins porté sur la dérision, semble ici prendre le pas.

Ceci ne donne que les grandes lignes du répertoire d’un chanteur pour le moins complexe, prenant des distances avec les médias qui le lui rendent bien (même si les références à la drogue chez Thiéfaine, qui expliqueraient cette mise à l’écart, n’ont pas la place et l’importance que l’on a prétendu). Dylan, pour la musique, Ferré, coté textes, sont présents, voire revendiqués. Cependant Thiéfaine a su intégrer l’une et l’autre de ces influences dans un univers qui n’appartient qu’à lui. Et où le regard plus ou moins nihiliste que le chanteur porte sur le monde n’efface pas pour autant les blessures de l’enfance : celles-ci semblant perdurer longtemps après, y compris à travers le masque du gugusse.