TRANCHANT (Jean)

Et si l’inventeur de la “chanson moderne” (selon les critère des années trente) s’appelait Jean Tranchant ? Un nom vient naturellement à l’esprit en écoutant plusieurs des chansons écrites et composées par l’auteur de Ici l’on pêche, celui de Charles Trenet. Et puis l’on constate que certains de ses enregistrements sont antérieurs à ceux du “fou chantant” : Il y a toujours quelqu’un, Toinon Toinette et Le soleil s’en fout ont été respectivement enregistrées en 1934, 1935 et 1936 (Le ciel est un oiseau bleu et Minuit à Paris datent, pour l’enregistrement, de 1938 mais figurent dans le tour de chant de Jean Tranchant dés 1935). Même si Trenet il est vrai casse davantage la baraque que Tranchant, celui-ci l’a précédé dans un genre dont on crédite très généralement le premier d’initiateur ou d’inventeur. Un dernier exemple : la césure au milieu d’une chanson séparant une interprétation “classique” d’autre autre de type “jazz”, considérée comme l’une des marques de fabrique du premier Trenet, remonte à ces Prénoms effacés gravés par Tranchant en juin 1936.

Alors, ceci précisé, qu’a-t-il manqué à Jean Tranchant pour être reconnu à l’égal de Mireille ou de Jean Sablon, ses contemporains, pour ce citer qu’eux ? La voix ? Elle manque parfois de relief : le timbre de voix “distingué” de Tranchant ne pouvait qu’éloigner cet interprète d’un public populaire. On ajoutera que ce public n’était pas encore prêt à entendre des chansons écrites d’une plume souvent raffinée. Cela pour les textes, parce que la modernité évoquée plus haut renvoie prioritairement à la musique : Jean Tranchant, du moins dans un premier temps, prendra comme accompagnateurs Django Reinhardt, Stéphane Grapelly, et leurs amis.

Avant d’interpréter lui-même ses chansons, Tranchant avait écrit de nombreux titres pour des interprètes souvent féminines. La barque d’Yves (écrite pour Lucienne Boyer) fait connaître l’auteur-compositeur. On retient surtout de cette chanteuse Moi j’crache dans l’eau (“Quand je serai lasse de vivre / De cette existence de chien / J’irai sur le pont qui délivre / Moi je me foutrai à l’eau / Sur les poissons qui nagent / Pour faire des ronds rigolos / Et puis... bon voyage ! ). C’est dans ce climat qu’il faut citer les quatre chansons que Jean Tranchant confie à Marianne Oswald (Appel, La complainte de Kesoubah, Sans repentir, Le grand étang). On regrette que l’interprète Tranchant n’ait pas plus souvent cherché son inspiration dans ce registre dont la causticité le dispute à la noirceur (on en excepte Les cailloux de la route et Quartier libre qui ne sont pas sans rappeler sur le plan musical l’univers de Kurt Weill). Ceci n’empêchant nullement d’apprécier par exemple la délicieuse Les baisers prisonniers ou encore Les prénoms effacés. Le répertoire du Jean Tranchant des années d’Occupation reste encore dans cette veine avec les jardins nous attendent. On peut en revanche faire des réserves et plus sur les chansons de l’opérette “Feu du ciel”. Nous sommes loin ici du Tranchant des années 1933, 1934, 1935 (surtout de celui chanté par Marianne Oswald). Jean Tranchant sera d’ailleurs inquiété à la Libération, et sa carrière s’arrêtera là. Cependant s’il faut citer un nom parmi les interprètes (et auteurs-compositeurs) des années trente qu’il faudrait reconsidérer, celui de Jean Tranchant s’impose plus que nul autre (avec Gilles et Julien ou encore Suzy Solidor pour d’autres raisons).