TRENET (Charles)

Fin 1937, 1938, 1939... Ce sont les “années Trenet”. Le fou chantant s’impose au disque comme à la scène. Charles Trenet écrit et interprète (entre autres) : Vous oubliez votre cheval, Le grand café, Je chante, Fleur bleue, Y’a d’la joie, J’ai ta main, Boum !, Ménilmontant, Le soleil et la lune, La route enchantée, Mam’zelle Clio, qui toutes aujourd’hui font partie du patrimoine de la chanson française. Comment (en mettant de coté les menaces de guerre) ne pas envier le jeune homme ou la jeune fille découvrant Trenet dans la seconde moitié des années trente ? Parce que la modernité ces années là s’appelle d’abord Charles Trenet. Il apporte son grain de folie et du sang neuf à une chanson que l’on ne pourrait pas pour autant qualifier d’exangue, mais qui paraîtra vieillotte et démodée dans les lendemains de la Libération. Celle de Trenet swingue (à l’instar de En quittant la ville, la plus “jazz” de la série). Modernité de la musique donc, et modernité du texte : “Pigeon vole / Le lit vole / Chemise vole / Tout tourne et vole autour / De notre amour . Cette époque se clôt en 1940 avec Papa pique et maman coud et le contagieux Pic... pic : une des réussites de Trenet dans le genre euphorisant (mais qui le sut alors ? car la débâcle, juste après la sortie de ce 78 tour...).

Pendant la période de l’Occupation, Trenet trouve plus difficilement ses marques. L’univers de ses chansons devient plutôt décalé dans une France où les “interprètes heureux” s’accommodent de la France de Vichy. On citera Maurice Chevalier chantant Ça sent si bon la France (et cautionnant ainsi l’idéologie vichyssoise) et non Charles Trenet. Pourtant, dans ce climat délétère, une chanson comme Un rien me fait chanter (“Un rien me fait trouver belle la vie ) parait plutôt déplacée. Indécrottablement optimiste, Trenet se fait le propagandiste plus naïf que conscient d’une France qui préfère vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. La consternante Marche des jeunes (écrite en 1942 : “Qu’elle est jolie la France entière (...) Ah qu’ils sont beaux les jours en fleur / De la jeunesse qui se penche / Sur notre terre avec ardeur ) ressemble trop à un chromo pétainiste pour ne pas être prise au sérieux. Précisons : Trenet n’a jamais collaboré au sens strict du mot. Il ne s’agit pas de lui faire un procès d’intention sur son attitude durant l’Occupation mais de le confronter à son œuvre. Ses limites sont celles de l’univers de nombreuses de ses chansons. Trenet nous donne à entendre un monde sans véritable conflit : où la joie, le bonheur et la fantaisie vont de soi. Nous ne sommes pas loin d’un certain cinéma hollywoodien ou de l’univers de la comédie musicale. Quand on en rajoute, question optimisme, durant l’une des périodes les plus noires de l’histoire de ce pays, les chansons deviennent des viatiques permettant de mieux supporter l’insupportable. Trenet était apolitique certes. De cet apolitisme qui vous fait poser tel jour au côté du Maréchal Pétain et le lendemain avec le Général de Gaulle. Et même, si nous en croyons Douce France (ou d’autres chansons à la gloire de l’hexagone) entre l’un et l’autre. Il ne manque que Maurice Thorez sur la photo (l’intéressé étant il est vrai retenu en Union Soviétique).

Cela n’empêche pas d’écrire de bonnes chansons. Que reste-t-il de nos amours l’illustre particulièrement dans un registre que l’on pourrait appeler plus classique (en le comparant au Trenet de l’avant-guerre). De ce classicisme pour le moins qui fera le succès mérité de La mer ou L’âme des poètes (“Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues ). Charles Trenet se range d’une certaine façon. Le coté folingue s’atténue pour laisser la place, dans le meilleur des cas, aux jeux de mots “laids” de Débit de l’eau débit de lait (écrite avec Francis Blanche, et qui annonce Boby Lapointe) et pour le pire à cet “optimisme béat” présent dans de nombreuses chansons de l’après guerre.

Le dernier “bon cru” remonte à 1955. Des chansons de la qualité de A la porte du garage, Route nationale 7, Moi j’aime le music-hall, Où sont-ils donc ?, sont à créditer dans une carrière ou les (bonnes surprises) devenaient rares (sinon celle, délicieuse, de Une noix). Ensuite Le jardin extraordinaire et Le piano de la plage feront encore illusion. Puis viendra le déclin. En 1959 Trenet tente de se renouveler dans le “registre Bécaud” avec Giovanni (une curiosité absolue !). Durant la décennie suivante, celle des yé yé, Trenet touche le fond. Il passe pour un ringard auprès d’un public inculte et sans mémoire. Un critique, parlant du “chou fantant”, fera autant preuve de cruauté qu’il rendra hommage à l’auteur de Débit de l’eau débit de lait. Signalons encore (pour le mieux) Il y avait et Fidèle (en oubliant Prenez le temps de chanter : paroles de Charles Trenet et Guy Lux !). Le reste, la résurrection de Trenet vingt ans plus tard, son adoubement par Jack Lang, et l’étonnante opération de marketing accompagnant la sortie d’un disque (“Le cor”), appartient davantage à l’histoire du ravalement des monuments historiques qu’à celle de la chanson.

Pourtant il sera beaucoup pardonné à Charles Trenet pour avoir écrit La folle complainte, son chef d’oeuvre. Une chanson étrange, singulière, émouvante, qui résiste à l’interprétation. Il y a comme une marge entre son climat insolite et sa dimension tragique où vient se loger une poésie qui flirte avec le surréalisme et laisse le soin à chacun de cultiver sa “folle complainte”. Il y est même question - Philippe Grimbert, l’auteur d’une “Psychanalyse de la chanson”, nous le confirme - de masturbation. Entre autres apports essentiels à la chanson française de son siècle, ajoutons celui-là : Trenet aura été le premier auteur de renom à évoquer l’onanisme dans une chanson (en sortant bien entendu des domaines clandestin, confidentiel ou spécialisé).