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L’Éclusier (Jacques Brel)

Un modèle de sobriété : juste la voix de Brel et un accordéon déchirant pour accompagner la chronique de l’écluse (“Maman ronronne / Le temps soupire / Le chou transpire / Le feu ronchonne “). Le passage des saisons est ponctué au fil des couplets par la mort qui s’en vient roder avec son contingent de noyés (“Dans mon métier c’est au printemps / Qu’on prend le temps de se noyer “). La noirceur absolue.


Elle fréquentait la rue Pigalle (Raymond Asso - Louis Maitrier)

Cette chanson interprétée par Édith Piaf raconte l’histoire d’une fleur des pavés : une prostituée de Pigalle qui rencontre l’amour. Elle quitte alors le trottoir pour s’en aller vivre avec son homme, à Montparnasse. Mais la fleur se flétrit, c’est du moins ce qu’on lui dit. Et comme on échappe pas à son destin elle retourne à Pigalle : “Elle a r’trouvé tous ses péchés / ses coins d’ombre et ses trottoirs sales “. Avec, pour finir, cette voix masculine, “Par ici, messieurs dames, venez passer une soirée au Royal, seule maison où l’on s’amuse “, sinistre à souhait, complètement dans le ton de la chanson !


EMER (Michel)

Cet auteur-compositeur (également chef d’orchestre dans les années trente) connaît un premier succès avec L’accordéoniste, par Édith Piaf. La chanteuse restera son interprète privilégiée (Le disque usé, J’m’en fous pas mal, La fête continue, A quoi ça sert l’amour) même si par ailleurs Michel Emer écrit pour de nombreux autres interprètes (Jean Sablon, Jacques Hélian et son orchestre, Yves Montand, Jacqueline François, Patachou, Odette Laure, Jacqueline Maillan). A l’écoute de A quoi ça sert l’amour, l’une des dernières chansons d’Édith Piaf, on remarque que l’inspiration n’est plus ce qu’elle était du temps de L’accordéoniste.


ENFANTS TERRIBLES (les)

Les lecteurs qui traînaient leurs guêtres du coté de la Mouffe ou de la place Contrescarpe durant la seconde moitié des années 60 ont immanquablement croisé les Enfants Terribles : un groupe vocal et instrumental composé de trois garçons et deux filles On conseille aux contempteurs du style “rive gauche” d’écouter attentivement les Enfants Terribles dans la mesure où ce style, que l’on disait moribond, a donné quelques uns de ses plus beaux fruits entre 1966 (date du premier 45 t du groupe) et 1969. Un ultime album paraîtra en 1974, mais qui l’entendit ? Il faut louer la formidable énergie que dégageait ce groupe, sa richesse vocale et harmonique, le climat poétique de la plupart des chansons (écrites par Alain Feral, l’âme du quintette, chanteur à l’impeccable diction). Durant cette période de référence les Enfants Terribles sortent cinq 45 tours (vingt chansons seulement furent gravées dans la cire). Citons, parmi elles, Monsieur l’univers, le contagieux Wagner, le surréaliste Hissez, Bonjour le petit jour, Nativité, Sur un fil blanc, Quand un arbre. Deux titres eurent un peu plus d’écho que les autres : C’est la vie et Le poète et la rose (“On murmure qu’il se repaît / L’esprit des pétales fanés / D’une rose rouge qui pend / Son pied dans un verre de sang “). Cette dernière chanson résumant l’esprit, l’originalité et la singularité de ce groupe malheureusement oublié.


ENZO ENZO

L’ancienne bassiste du trio Lili Drop défend dans les années 90 un répertoire de chansons “à l’ancienne” (textes, musiques, arrangements musicaux) sans que cette qualification puisse prendre un caractère péjoratif. Au contraire même, dans l’album le plus réussi,( “Deux”), outre le plus grand succès de Enzo Enzo (Quelqu’un de bien, paroles et musique de Kent, son complice), le charme de cette chanson “à l’ancienne” apparaît surtout dans Les naufragés volontaires et Une chanson à la Cole (deux titres que la chanteuse reprendra dans le film de Jacques Rivette, “Haut bas fragile”).


ESCUDERO (Leny)

En s’imposant, tout comme Nougaro (révélé également par le disque cette même année 1962), auprès d’un public qui privilégiait les vedettes yè yè apparues depuis le début de la décennie, Leny Escudero apportait quelque chose qui ressemblait à de la fraîcheur dans le monde de la chanson. Les siennes (Pour une amourette, Balade à Sylvie, Parce que tu lui ressembles, Rupture à cinq temps), des chansons d’amour généralement, évoquent les déceptions et la fuite des jours. Les mélodies collent au texte (tout comme les orchestrations), et la voix (rauque) défend le tout avec une chaleur communicative. A Malypense apporte la confirmation de ce talent singulier, puis Leny Escudero disparaît de la scène nationale pour parcourir le vaste monde.

A son retour il ne recueille qu’un succès d’estime. Celui-ci lui restera mais le grand public n’en saura rien. L’auteur de Pour une amourette va réaliser une dizaine d’albums dans une indifférence presque générale. Certes le répertoire de Leny Escudero n’est plus le même : ses nouvelles chansons tranchent avec la “petite musique nostalgique” des débuts qui avait fait son succès. On reconnaît que le “second Escudero” n’a rien de consensuel (la qualité mélodique restant intacte). La question qui souvent le taraude - quelle place peut-on avoir dans ce monde quand on a conservé son âme d’enfant ? - n’est pas de celles qui alimentent le hit parade. Ce thème, celui de Je veux toujours rester petite, est modulé dans le monologue du Cancre (“Bouches fermées, les bras croisés, les yeux levés. Écoutez bien têtes incultes le bon savoir, le vrai savoir. Et vous serez de bons adultes “) ou l’utopie de La planète des fous (“Un enfant aux mains nues sans espoir d’héritage / Qui ne serait pas moi qui suis déjà venu / Qui me prendrait la main quand je ferais naufrage / Me crierait “vis encore je ne t’ai pas connu” “). Cette thématique doit être associée à la tendresse d’Escudero pour les fous (mais qu’est ce qu’un fou pour lui, sinon un enfant qui n’a pas su devenir adulte) : la folie de son Van Gogh, par exemple (“Van Gogh, Van Gogh mon frère / Quand t’as lu ton premier sermon / Tu n’as pas pensé au pardon / Mais tu as pensé à la croix / Qu’on porte la dernière fois / Quand sur tes bras et sur ton dos / Viendront s’abattre les corbeaux “).

Leny Escudero chante également les nomades et les proscrits : Le bohémien (“Il marche dés le premier jour / Parce qu’un arrêt le condamne / S’il s’arrête aujourd’hui c’est pour / Rendre l’âme “), Le siècle des réfugiés (“Ils sont souvent les en-dehors / Ceux qui n’écriront pas l’histoire / Et devant eux c’est la nuit noire / Et derrière eux marche la mort“), Fils d’assassin (“De toute façon vous avez tracé mon chemin / Je suis né fils d’assassin / Il est quoi le fils de physicien / Qui a inventé la bombe à neutrons / La mitrailleuse, le canon “). C’est aussi dire que Leny Escudero chante les inadaptés, les vaincus, les désespérés, les innocents, les oubliés. On n’oublie pas cependant de rire chez Escudero, mais pas d’un rire convenu ou graveleux : le sien est grinçant (La grande farce), ou alors il s’agit du rire d’un enfant écoutant Le vieux Jonathan (qui a perdu un bras à la guerre de 14 / 18) raconter ses souvenirs : “Et les sentiments qui font mal en d’dans / On a rigolé on a rigolé / Quand l’vieux Jonathan nous l’a raconté / Une larme au bord / De ses grands yeux bleus / Mais c’était encore / Pour qu’on rigole mieux”. Ce “siècle des réfugiés”, pour reprendre le titre de l’une des plus belles chansons de Leny Escudero, n’a pas su faire la place qui lui revient à l’un des auteurs-compositeurs-interprètes les plus attachants de ces quarante dernières années. La postérité parfois prend des allures de garce.


ESPOSITO (Giani)

On se souvient de la silhouette et du visage (ou encore de la voix) de Giani Esposito sans toujours savoir que ce comédien élégant a écrit et composé une cinquantaine de chansons, dont certaines mériteraient de passer à la postérité. En revanche, ceux qui connaissent et apprécient l’auteur-compositeur-interprète savent que pour Giani Esposito la chanson relève d’un genre exigeant. Parce que ce chanteur est certainement le personnage le plus singulier d’un art qui mérite moins que jamais la qualification d’art mineur (du moins à la mesure de ce répertoire sans véritable équivalent). Et qu’on aille pas croire, ceci précisé, que Giani Esposito écrivait des textes complexes, difficiles, porteurs d’on ne sait quel message philosophique à l’égard d’un cercle d’initiés. Non, la simplicité désarmante de nombreuses de ses chansons en témoigne (Au fond des cœurs au fond des âges, Même à celui qui meurt, entre autres). Leur écoute réclame davantage d’attention pour qui (nous pensons plutôt aux “jeunes générations”) privilégierait le jeu sur le mot au détriment du mot proprement dit. Certes il n’est pas donné à tout le monde d’entrer dans cet univers : Esposito n’avait pas pour vocation de devenir populaire. Les thèmes de ses chansons sont universels, mais de cette universalité qui rime avec spiritualité (et encore, le pluriel s’imposerait ici). On l’a peut-être compris : les chansons de Giani Esposito ne font pas de concession au temps, le sien, le nôtre. La singularité d’Esposito vient de là, et non d’un soi-disant ésotérisme..

On a découvert Giani Esposito (1957) avec Le clown. Cette chanson semblait venir “du fond des siècles, du fond des âges”. Cette voix unique en bouleversa plus d’un. L’humour d’Esposito, également, ne ressemble à nul autre. Il suffit d’écouter Un noble rossignol à l’époque Ming pour le vérifier. Il s’agit, en ce qui concerne ce dernier titre, de l’unique rencontre de l’art presque aristocratique d’un chanteur “confidentiel” avec le “grand public”. En fréquentant les poètes Giani Esposito a retenu l’essentiel. C’est ce qu’exprime A tititre posthume. Parce qu’ils détiendraient un prétendu secret les poètes doivent être régulièrement passés par les armes. La poésie, allons donc : un secret de polichinelle ! Mais fi, un commandant-mandant en chef ne comprendra jamais rien à la beauté du monde. Ceci pour le contenu. Pour le reste la voix se charge de l’ironie, et la colère se trouve confiée au piano. Une chanson comme on aimerait qu’il s’en écrivit en ces temps de disette.

L’un des sommets du répertoire d’Esposito (avec la précédente, ainsi que Les clowns et Paris le désert) s’appelle Deux écoliers. Cette chanson méconnue traite du temps qui passe, des années qui comptent double, de la mélancolie du “vieillir” (admirablement évoquée). Ceci sans pathos, sans affectation. Et c’est sans doute pour cette raison que Deux écoliers émeut pareillement. On ne saurait quitter Giani Esposito sans citer également Les petits pains secs, Les quatre éléments, Aubade, Humilité, Les enfants des pauvres, Trois chevaux nains : qui toutes témoignent de l’art singulier de Giani Esposito.


ÉVARISTE

Dans la foulée du phénomène Antoine, un jeune scientifique de haut niveau (Joël Sternheimer) enregistre un premier disque sous le pseudonyme d’Évariste. Une chanson au titre improbable (Connais-tu l’animal qui inventa le calcul intégral ?) bénéficie de larges diffusions sur l’antenne d’Europe N°1. Ce qui pouvait encore apparaître comme un canular prendra une toute autre tournure en 1968 avec un disque “autogéré” comportant deux chansons (La révolution, et La faute à Nanterre : “Si j’suis tombé par terre / C’est la faute à Nanterre / Le nez dans le ruisseau / C’est la faute à Grimaud “). Ensuite Évariste passera par la case “Hara-Kiri Hebdo” avant de reprendre le chemin des laboratoires.