GAINSBOURG (Serge)

Serge Gainsbourg déconcerte. Certains de ses partisans de la première heure l’abandonnèrent en cours de route, alors que d’autres, de plus en plus nombreux, plus jeunes également, en firent le “chanteur phare” de leur génération. Quel est le vrai Gainsbourg ? L’exercice s’avère malaisé. Gainsbourg n’a-t-il pas fait la peau à Serge Gainsbourg pour devenir Gainsbarre ? Cette trouvaille rend encore plus difficile ce coup de projecteur sur le chanteur. La seule façon de rendre compte du “cas Gainsbourg”, plus que d’autres encore, consiste à le suivre de disque en disque. Sinon comment comprendre comment le créateur du Poinçonneur des Lilas en est arrivé aux Love on the beat et You’re under arrest. On distinguera trois grandes périodes dans la carrière de Gainsbourg. La première, celle d’une “rive gauche” qui n’hésite pas à changer de rive le cas échéant ; la seconde, radicalement différente, influencée par la pop anglo-américaine ; la troisième, dans la continuité malgré tout de la seconde, dite “Gainsbarre”.

De 1958 à 1962 Serge Gainsbourg sort quatre 25 cm. Ces quatre disques constituent un tout. On relève une unité de ton qui apparente Gainsbourg au style “rive gauche”. Cela semble justifié en regard des chansons les plus connues de cette période : Le poinçonneur des Lilas (qui fait connaître le chanteur-auteur-compositeur et ressemble à un surgeon tardif de la “chanson réaliste”), La chanson de Prévert (sans doute le titre emblématique du “premier Gainsbourg”, celui qui assoit la réputation de son auteur), ou encore La recette de l’amour fou, Les goémons, L’amour à la papa. Cette liste peut être complétée par des adaptations de poètes : Musset (La nuit d’Octobre : où l’on retient l’interprétation haletante, hachée de Gainsbourg), et Baudelaire (“Le serpent qui danse” déjà mis en musique par Léo Ferré). En revanche cette appellation “rive gauche” parait plus discutable si l’on met en avant la couleur musicale d’une bonne moitié des chansons de ces quatre 25 cm. Le jazz, d’abord, présent dés le premier disque avec Du jazz dans le ravin (une chanson découpée comme un scénario de film noir), ou sur le second (le craquant Claqueur de doigts), ou encore Black trombone sur le quatrième. Gainsbourg utilise aussi des rythmes de mambo, cha cha cha ou des musiques sud-américaines. Dans ce rayon, à coté de curiosités oubliables du genre Mambo miam miam ou Cha cha cha du loup, Viva villa est une incontestable réussite. Le rock apparaît dans le troisième 25 cm à travers deux adaptations de poètes : l’une de Nerval, Le rock de Nerval ; l’autre d’Arvers, Le sonnet d’Arvers. Un rock “intellectuel”, voire parodique, se situant aux antipodes des succès yé yé qui modifient sensiblement le paysage musical de cette année 1961.

Déjà le Gainsbourg que des chansons plus connues ensuite populariseront apparaît durant ces cinq années. La misogynie du “Beau Serge” ne semble pas poser de problème aux interprètes féminines qui reprennent plusieurs titres de Gainsbourg dans leur tour de chant : Michèle Arnaud, la première, puis Juliette Gréco et Catherine Sauvage. Marcel Aymé, au dos de la pochette du premier 25 cm, tape dans le mille en écrivant que Serge Gainsbourg chante “l’alcool, les filles, l’adultère, les voitures qui vont vite, la pauvreté, les métiers tristes. Ses chansons, inspirées par l’expérience d’une jeunesse que la vie n’a pas favorisée, ont un accent de mélancolie, d’amertume, et souvent la dureté d’un constat”. On réalise, en balayant cette époque, combien la langue de Gainsbourg, cette manière de jouer avec et de se jouer des mots, les emprunts faits à un vocabulaire franglais, campe un auteur que l’on reconnaît entre tous. Il manque peut-être un certain charisme au chanteur sur scène pour s’imposer à l’égal des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes de sa génération.

Serge Gainsbourg délaisse en 1962 le format 25 cm pour le 45 t. Deux chansons (Un violon un jambon, Vilaine fille mauvais garçon) appartiennent à une veine “cow boy”. La troisième, L’appareil à sous, est créée en même temps par Brigitte Bardot (et va éclipser la version de Gainsbourg). Quant à la quatrième, la célébrissime Javanaise (la chanson qui réconcilie les gainsbouriens toutes générations confondues), c’est principalement l’interprétation de Juliette Gréco qui la fait connaître. L’année suivante Gainsbourg sort son premier 30 cm. Ce disque est salué par la critique mais le public ne suit pas. Il s’agit du premier de ces “disques concept” qui par la suite déclineront l’un ou l’autre des thèmes chers à l’auteur. Ce “Gainsbourg confidentiel” se distingue par sa couleur musicale jazzique et ne fait appel qu’à deux instrumentistes : le guitariste Elek Bacsik et le contrebassiste Michel Gaudry. Le résultat s’avère à la fois excitant et frustrant. Il s’agit certainement du disque le moins commercial de la carrière de Serge Gainsbourg. L’ascètisme délibéré de la formule musicale n’a pas permis à des chansons de la qualité de Elaeudania Teitéia ou Scenic railway de rencontrer un plus large public. La frustration, toute proportion gardée, étant à mettre sur le compte de quelques uns des accompagnements musicaux “minimaux” du disque. Ceci dit le charme de ce “Gainsbourg confidentiel” (que certains non sans raisons tiennent pour le meilleur du chanteur) opère longtemps après. Sans affirmer pourtant que les “nouvelles générations” qui ont découvert et aimé Gainsbourg à travers Gainsbarre partagent ce sentiment.

En 1964 Serge Gainsbourg sort un second 30 cm, “Gainsbourg percussions”. Tout comme le précédent celui-ci privilégie une couleur musicale : ici ce sont les rythmes afro-cubains et latino-américains qui font le lien entre les chansons de l’album (exceptée Quand mon 6, 35 me fait les yeux doux et Machin choses, qui paraissent échappées du “Gainsbourg confidentiel”). Une partie du public de Gainsbourg fut déroutée par ce climat musical. A la différence de chansons qui auparavant avaient été habillées de cette même étoffe (mais d’un tissus dont le caractère délibérément exotique leur donnait une coloration parodique), celles de ce “Gainsbourg percussions” accordent le texte à la musique (et réciproquement) au point de créer un univers au sein duquel l’habituelle perplexité de Serge Gainsbourg passe au second plan. Ce qui n’empêche pas cet album d’élargir le public du chanteur de de posséder des qualités intrinsèques à l’instar des New York USA et Couleur café.

C’est durant cette période que Serge Gainsbourg commence à écrire une série de chansons pour des interprètes presque exclusivement féminines : Petula Clark (O Shérif ô, Les incorruptibles, La gadoue), France Gall (N’écoute pas les idoles, Poupée de cire poupée de son, Attends ou va-t-en, Les sucettes), Brigitte Bardot (Buble gum, Harley Davidson), Régine (Les petits papiers, Il s’appelle revient, Pourquoi un pyjama), Michèle Arnaud (Les papillons noirs), Anna Karina (Les chansons de la comédie musicale “Anna”). On ne peut nier l’incontestable talent de Serge Gainsbourg à écrire des chansons “sur mesure”. Une telle facilité et une pareille constance dans le succès certes impressionne mais interroge tout autant. Gainsbourg, qui semblait malgré tout affecté par le relatif insuccès de ses derniers disques, prend une revanche par interprètes interposés. En trois ans il va devenir l’auteur-compositeur le plus recherché. Il lui reste à faire fructifier ce capital symbolique pour son propre usage, quitte à “casser” l’image du Gainsbourg plus reconnu par la critique et ses pairs que par le public.

Le 45 t sorti en 1966 lui en donne l’occasion. Il s’agit d’une rupture dans sa carrière. En raison d’abord du climat musical de ce disque, celui du “dernier cri” des studios anglais. Gainsbourg s’éloigne du monde de la chanson dite traditionnelle pour rejoindre l’univers de la pop music. Les textes également témoignent de cette rupture. En mettant de coté Marilu et Sha ba ba loo ba (du niveau de ce que Gainsbourg écrit pour France Gall), Docteur Jekyll et mister Hyde prend acte de cette transformation : “Mister Hyde ce salaud : A fait la peau du docteur Jekyll “. Mais c’est surtout Qui est in qui est out qui enfonce le clou coté “branché” en affichant les nouvelles ambitions musicale de Serge Gainsbourg. Avec le recul ce disque apparaît plutôt daté : les arrangements d’Arthur Greenslade sonnent très “année 66”. Trois mois plus tard les Beatles réalisaient “Revolver”. La comparaison s’arrête là. Le 45 t suivant (1967) représente un compromis entre l’ancien et le nouveau Gainsbourg. Comic strip en apporte l’illustration. Plus significatif (et plus pop) le 45 t sorti en 1968 comprend Black and White, Bloody Jack, Ford Mustang (une histoire d’enfants de la vitesse et du coca cola qui finissent leur séjour terrestre contre un platane : On ne “s’fait pas des langues / en Ford Mustang “ impunément !), et la luxuriante Initials B.B : un texte superbe sur une orchestration haute en couleur d’Arthur Greenslade. Gainsbourg inaugure ici un genre qui deviendra plus tard sa “marque de fabrique” : les textes seront plus dits que chantés (sans pour autant relever de la “veine gothique de Initials B.B).

Le composite album “Birkin-Gainsbourg” se présente comme un disque de transition. Il accueille deux gros succès de Serge Gainsbourg, Je t’aime moi non plus et Élisa. Plus ambitieux, le cru 71, “Histoire de Mélody Nelson”, doit être considéré comme le véritable premier “album concept” de Gainsbourg. Il s’agit d’une première variation sur le thème de la nymphette que Gainsbourg déclinera par la suite sous des facettes différentes. L’écriture est raffinée (en particulier Mélody, Hôtel particulier, Cargo culte) et Jean-Claude Vannier, l’arrangeur, contribue à la réussite de ce disque. “Vu de l’extérieur” date de 1973. On peut rester sceptique à l’écoute de cet album (malgré Je suis venu te dire que je t’aimais). Pour la première fois Gainsbarre pointe le bout de son nez (on pourrait d’ailleurs remplacer “nez” par un autre mot pour rester dans le ton de ce disque). Les trouvailles ne manquent pas : Sensuelle et sans suite, par exemple. La misogynie du premier Gainsbourg “passait” pour les mêmes raisons qui permettraient d’amender un Brel, par exemple. Ici non. La réponse dépassant le cadre de ce disque, on y reviendra.

Et si le controversé “Rock Around the Bunker” s’avérait être le meilleur disque de Serge Gainsbourg ? Cet album jubilatoire fit grincer quelques dents lors de sa sortie en 1975. Il existe d’autres façons de traiter du nazisme, bien entendu. Mais pourquoi s’interdire d’en rire (par la dérision) ? Sur un rythme entraînant, très boogie boogie, Nazi Rock donne le ton. J’entends des voix off et Est-ce est-ce si bon (traduire S.S. si bon) témoignent de la virtuosité d’un Gainsbourg dans la plénitude de ses moyens. Toutes les rimes de la seconde seraient à citer : “Si c’est depuis l’Anschluss que sucent / Ces sangsues le juif Suss “, par exemple. Seul un juif pouvait se permette de l’écrire. Cela vaut également pour cette Yellow star d’un humour d’ébène (“J’ai gagné la Yellow star / Je porte la Yellow star / Difficile pour un juif / La loi du Struggle for life “); Enfin S.S. in Uruguay brode sur le thème “que sont les nazis devenus”. Au final un disque salutaire et exemplaire : Serge Gainsbourg au sommet de son art. L’année suivante le chanteur sort un autre “disque concept” dans la lignée de “Mélody Nelson” : “L’homme à la tête de choux”. Mélody est un peu plus âgée et s’appelle ici Marilou. L’album qui s’ouvre sur la chanson-titre, “Je suis l’homme à la tête de chou / Moitié légume moitié mec “ culmine dans un somptueux Variations sur Marilou, nec plus ultra de ce “Gainsbourg gothique” repéré chez Initials B.B, que “L’histoire de Mélody Nelson” prolongeait, et qui trouve dans “L’homme à la tête de chou” son expression la plus achevée.

Durant ces années 70 Serge Gainsbourg écrit tous les albums de Jane Birkin, et de nombreux textes de chansons pour Alain Chamfort et Jacques Dutronc. Il continue d’écrire pour Jane Birkin pendant les années 80. Des comédiennes (Deneuve, Adjani) sortent chacune un disque écrit par Gainsbourg, tout comme Vanessa Paradis au début de sa carrière. A noter également la collaboration Bashung-Gainsbourg sur l’album “Play blessures”.

Dernière période : Gainsbarre. Celle de la naissance d’un mythe. Un Gainsbourg glorifié par les uns et vilipendé par d’autres. Quatre albums couvrent cette période. Les deux premiers, “Aux armes et caetera” et “Mauvaises nouvelles des étoiles” font appel à une orchestration reggae. Là où certains évoquent un renouvellement musical d’autres trouvent cet habillage reggae plutôt monotone. Dans “Mauvaises nouvelles des étoiles”, Ecce Homo (qui signe officiellement la naissance de Gainsbarre) reste le meilleur autoportrait de l’intéressé. Gainsbourg va ensuite chercher son inspiration du coté de New York pour réaliser ses deux derniers albums (plus réussis sur le plan musical) : “Love on the beat” et “Youre under arrest”. Ces deux disques peaufinent, en particulier dans No comment, l’image du Gainsbourg des albums reggae. Rien de bien nouveau sous le soleil si ce n’est l’inattendue Au enfants de la chance qui, partant d’un sujet “casse gueule”, démontre l’étendue du savoir-faire de Serge Gainsbourg.

D’aucuns considèrent cette dernière période comme étant la plus riche et la plus significative de l’épopée gainsbourienne. On le discutera. La volonté affichée de rendre compte de cette oeuvre selon l’ordre chronologique trouve ici une limite. Si le Gainsbourg d’avant Gainsbarre y répond, ce dernier en revanche évacue en partie le commentaire sur l’oeuvre proprement dite au bénéfice du biographique. Ce qui revient à dire que le personnage Gainsbourg (le provocateur, le séducteur, l’enfant terrible et chéri des médias, le couturier “es chansons” de ces dames, l’ex compagnon de Jane Birkin, le bon père de famille, l’ami des flics de son commissariat, le fumeur de havane, l’alcoolo, etc.) prend le pas sur le Gainsbourg chanteur. Ce personnage, un véritable mythe vivant, va se trouver réinjecté à fortes doses dans un répertoire devenant au fil des albums une paraphrase du dit personnage. Certes la relation de l’homme à l’oeuvre (ou le contraire) peut fasciner. Cependant la création d’un “mythe Gainsbourg” emprunte des chemins bien différents de ceux de la “solitude de l’artiste”. C’est l’air du temps qui bat ici la mesure. On pouvait déjà au début des seventies repérer un “fils de pub” chez Gainsbourg. L’intéressé donnait sa voix et l’une de ses mélodies (extraite de “L’histoire de Mélody Nelson”) pour promouvoir une marque d’apéritif : ce single passant plusieurs fois par jour sur les ondes des radios périphériques. Ensuite la tendance s’emplifiera. Gainsbourg deviendra l’une des icônes du monde publicitaire.

Serge Gainsbourg, en raison de son audience dans les années 80, est l’un des principaux artisans de l’évolution de la chanson vers la fin du XXe siècle. Celle qui tend à prendre le pas sur la chanson auparavant illustrée par les “grands” du genre attache plus d’importance à la musique qu’aux textes, quand ceux-ci privilégient le jeu sur les mots au détriment du contenu ou d’une narration. Le beau Serge, dans cette histoire, a été un révélateur et un catalyseur. C’est également le premier chanteur d’importance dont l’accession au premier plan ne doit rien à la scène. On pourrait en tirer divers enseignements. Pourtant, afin de revenir sur cette évolution, ne brouille-t-elle pas les lignes entre la chanson et la variété ? Entre ceux qui dénoncent à travers le personnage une société du spectacle qui n’en finit pas de recycler ses déchets, et ceux qui ’idolâtrent Gainsbourg à l’instar d’un Coluche on aimerait ne parler que du chanteur et de son répertoire. Mais est-ce encore possible ?