JULIETTE

Le premier disque de Juliette (‘”Que tal ?”, sorti en 1991) tranche délibérément sur les productions de l’époque. Il n’aurait sans doute pas vu le jour si, auparavant, Juliette ne s’était fait connaître sur la scène auprès d’un public restreint, mais autant fervent qu’exigeant. Cet album, enregistré en public, donne la mesure du talent de Juliette, de son abattage, de sa faconde et de sa gouaille, de sa capacité aussi à revisiter un répertoire “daté” ou des titres créés par d’autres interprètes. En tout état de cause Juliette parait décalée dans la chanson du début des années 90. Quitte à l’inscrire dans une filiation, le nom de Théresa, l’immortelle créatrice de La femme à barbe, pourrait être cité. Ceci pour le personnage car Juliette, qui également écrit et compose, dispose déjà d’un répertoire personnel de qualité : à l’instar des Sur l’oreiller, Poisons, Que tal ?, ou La chanson d’Abhu-Newes.

Juliette devait fatalement rencontrer Pierre Philippe. Une telle personnalité et certains traits de son répertoire ne pouvaient que séduire et inspirer ce grand parolier. N’avait-elle pas d’ailleurs repris Lames (crée dix ans plus tôt par Jean Guidoni sur un texte de Pierre Philippe) sur son premier disque. De là ces deux albums essentiels, “Irrésistible” et “Rimes féminines”, où Pierre Philippe signe la plupart des textes du premier, et la totalité de ceux du second. La chanson-titre du premier, Irrésistible, joue sur le physique de l’interprète : “Quitte quelque part à te choquer / Je parlerai de mon physique “). On ne résiste pas à citer les derniers vers de la chanson : “Ce qu’il te faut / C’est un cageot / Une chèvre ou / Son légionnaire / Un simple trou / Ou bien ta mère “. Citons également pour la bonne bouche : La barque des innocents et Monocle et col dur. Trois chansons cependant attirent davantage l’attention : Petits métiers, Manèges et Monsieur Vénus. La première recense avec la saveur voulue ces petits métiers aujourd’hui disparus, qui “arpentaient les rues et campaient sur les places “, tels “la remailleuse de bas “, “l’écorcheur de lapins “, voire “l’avorteuse de choux “, “l’encaisseur de gnons “, et même “la torcheuse de culs”, “le dépendeur d’andouille”, “l’équarisseur d’enfants “. Une truculence renforcée par la musique, dans le genre orgue de barbarie, et l’interprétation de Juliette, irrésistible. Manèges décrit sur une ritournelle de fête foraine un manège tournant indéfiniment : où l’on croit y voir des figures sortant du merveilleux ou de l’épouvante (“Des passants irradiés comme à Hiroshima “). Ce tableau d’une humanité tournant en rond bascule dans le fantastique, puis l’angoisse et la déréliction. Une gageure portée par la voix de Juliette.

L’album suivant, “Rimes féminines”, entièrement écrit par Pierre Philippe, explore le continent féminin en autant de variations que de chansons : la femme qui malgré les apparences, celles que l’on prête au bonheur, s’efforce “d’oublier l’armoire à pharmacie / où dort de quoi mettre un terme à ce grand bonheur “ de Heureuse ; “l’authentique teigne / Teigne comme l’était Rubinstein “, perverse et arriviste de La petite fille au piano ; la rabelaisienne Géante ; “Les gaietés de l’escadron” au féminin de Revue de détail ; l’attrape-chaland de Consorama ; et Tueuses, le sommet du disque. La chanson-titre, Rimes féminines, donne d’emblée le ton : le ban des femmes qui ont laissé des traces dans “l’histoire des hommes” se trouve convoqué, depuis “cette bonne dame de George Sand “ jusqu’à “l’empoisonneuse Borgia Lucrèce “ en passant par Clara Zetkin, Camille Claudel, les sœurs Brontë, etc., etc., etc.

Deux disques enregistrés en public encadrent “Rimes féminines”. Les reprises par Juliette de Un monsieur me suivait et Tout fout le camp montrent à quel point la chanteuse s'approprie des chansons pourtant créées par de grandes interprètes. Dans un autre registre, plus intimiste, Le petit nom (sur un poème de Norge) et Papier buvard (de Desnos), Juliette excelle pareillement. Le dernier album de cette décennie (“Assassins sans couteaux”) représente une déception, même relative. Juliette, indépendamment des textes qu’elle signe (dont Assassins sans couteaux), a fait appel à deux nouveaux auteurs : Franck Giroud et Bernard Joyet. Les textes du premier, malgré d’indéniables qualités poétiques, ne peuvent rivaliser avec ceux de Pierre Philippe. Le second apporte une dimension humoristique (de celles que la scène met en valeur) certes absente des deux précédents albums studio. C’est pourtant sur de telles bases que Juliette, ensuite, via “Le festin de Juliette”, se fera un peu plus tard connaître du grand public avec l’album “Mutatis Mutandis” (d’ailleurs, dans “Assassins sans couteaux”, C’est l’hiver annonce Les garçons de mon quartier). Mais ceci est une autre histoire que l’on racontera dans un siècle.