GUIDONI (Jean)

Nul interprète, à la fin du XXe siècle, n’a présenté de visages autant différents que Jean Guidoni. Il en est au moins un (le principal certes) qui s’inscrit de plein droit dans ce que la chanson aura produit de meilleur durant ce siècle : il s’agit de la collaboration entre ce chanteur et le parolier Pierre Philippe. Jean Guidoni chante depuis le milieu des années 70 (il a sorti deux albums) quand, ayant découvert Ingrid Caven en concert, il part à la recherche de l’auteur de plusieurs des chansons de ce tour de chant (des adaptations de W.R.Fassbinder) qui l’a fasciné. De là date sa rencontre avec Pierre Philippe. Un premier disque (“Je marche dans les villes”) sort en 1980, suivi de trois autres (1982, 1983, 1985), tous écrits par Pierre Philippe. Rapidement le nom de de l’interprète s’impose au disque, mais plus encore sur la scène.

Après un premier disque très concluant (“Je marche dans les villes” : comportant Djemila, Midi-minuit, Il y a, Chanson pour le cadavre exquis, parmi d’autres, toutes sur des musiques de de Michel Cywie), qui a le mérite d’attirer l’attention sur le chanteur et son parolier, Jean Guidoni enregistre “Crime passionnel”, un album / concept sur des musiques d’Astor Piazzolla. Il parait difficile d’isoler l’une ou l’autre des chansons de ce disque dont l’unité, outre le thème (la vie sentimentale d’un homme en proie à la solitude et à la violence de ses passions), est assurée par un tango d’une belle noirceur musicale. La langue de Pierre Philippe se déploie, superbe, dans la passion comme dans la déréliction. Une césure (Weidmann), du nom du dernier condamné à mort, sert de transition entre les deux parties de cet “opéra pour homme seul” : “Mais moi qui suis sans contrat / Avec les gens dits honnêtes / Je leur préfère les malfrats / Eux au moins sont des poètes . Cet album se clôt avec Les draps blancs : le sommet de la collaboration du trio Guidoni / Philippe / Piazzola. Soit une chanson pour saisir une vie (“C’est dans les draps blancs que tout commence / Et que tout finit / Beaux draps repassés de l’existence / Aux plis bien jaunis ) au son d’une musique de tango belle à pleurer. La vie, ce “purulent opéra , selon l’auteur.

Le rouge et le rose”, enregistré un an plus tard, ne possède pas cette unité. Pour des raisons musicales d’abord, les musiques étant signées par cinq compositeurs différents. Ensuite Pierre Philippe aborde des thématiques diverses : la politique et l’érotomanie étant les mieux représentées. Trois titres se détachent : Tout va bien, Le bon berger, L’amour monstre. Les deux premières illustrent le volet “politique”. Tout va bien met en scène, dans un Paris quasiment en ruine après un coup d’état (voire une invasion étrangère), des vainqueurs dont les vers suivants (“Ils ont parqué les rouges au Palais des Congrès / Dans le Palais des glaces les pédés sans regret / Et au Palais des Sports vos chers juifs ont la trouille” ) indiquent clairement la couleur. On change complètement de registre avec L’amour monstre. Parmi les baraques de foire du boulevard Rochechouart, Pierre Philippe plante le décors d’une étrange et troublante histoire : celle de “l’immonde Edwige par les soirs d’hiver . Soit “Les fleurs du mal” (le chapitre “Épaves” plus particulièrement) égarées dans le “Montmartre des plaisirs et du crime” cher à Louis Chevalier : “Alors pour finir / Cette année encore / Je n’offre qu’un sourire / A la femme sans corps . La même année un disque enregistré en public à l’Olympia témoigne de la présence scénique de Jean Guidoni (il y crée Tu mourras ce soir, et reprend une chanson de M. Magre et K. Weill, La complainte de la Seine).

Quatrième album (pour clore la liste) en collaboration avec Pierre Philippe, “Putains... “ n’est pas sans étonner. Ici l’unité thématique, celle de la prostitution (abordée sous des angles divers) se trouve redoublée, musicalement, par le son rock du disque (ou pop comme l’on disait alors). La surprise vient également de l’interprétation de Guidoni : décalée, distanciée, ayant recours à un “parlé-chanté” initié cinq ans plus tôt par Alain Bashung (qui co-signe d’ailleurs deux des musiques de l’album). La musique et l’interprétation en rajoutant, question ironie, sur un texte qui peut-être n’en demandait pas tant. Tous des putains ouvre le bal : à savoir la femme (qui vend son corps), le prolétaire (sa force de travail), mais aussi le chanteur (“Et moi comme tous les autres, en ces temps incertains / Pour vous plaire, vous faire jouir, je dois faire le tapin / Espérer votre aumône derrière mon visage peint / Me conduire comme les autres en dernière des putains . Dans Les fantômes de Marseille mentionnons ce bel hommage aux “putains inconnues : “Quand je serai quelque chose au Conseil / Je lui demanderai / Qu’il dresse un grand soleil / Une pierre nue / Pour qu’à son ombre veille / Les putains inconnues / Fantômes du vieux Marseille . A signaler encore Drugstore dix-huit heures (dans la polyphonie des voix d’un drugstore, celle d’une prostituée à la recherche d’un client) ou Le carnet de Griselidis (la clientèle dans le détail, celle de la regrettée Griselidis Réal). Un dernier mot pour Chien (“Les pauvres types comme moi / Ils n’ont même / Pas de code et de loi / Ils sont blêmes / Trop blêmes / Ils aiment ) magnifiquement interprétée par Jean Guidoni.

Guidoni collabore un temps avec Enzo Corman (pour les textes) et Michel Prezmann et Bertrand Binet (pour les musiques) : un album public au Cirque d’Hiver en porte la trace (les chansons Ange à tous dédiés, Chromo, Santa Rita Blanca font la transition entre la période “Pierre Philippe” et celle à venir). Le disque “Tigre de porcelaine” (1987) représente une rupture par rapport aux précédent, et le suivant “Aux tourniquet des grands cafés” l’accentue. Ces deux albums rencontrent le succès (on peut sur ces deux albums préférer Marseille ou La punition et Impérial Palace aux Tramway Terminus Nord, Mort à Venise, Ce sont des choses qui arrivent, ou Aux tourniquets des grands cafés, Check point Charlie gesang, Vérone véronal, mais ce sont les secondes qui passent sur les chaînes de radio). Guidoni écrit les textes, et Pascal Auriat puis Michel Estardy les musiques : cependant le coté “variété” de ces deux disques l’est surtout de part leur mode de production. L’album “Verdigo” (une collaboration entre Jean Guidoni et Michel Legrand) fait moins de concessions à l’air du temps mais le compositeur n’est plus le Legrand des “années Demy”. Parallèlement à sa carrière discographique Guidoni continue à se produire sur scène dans des spectacles qui restent surprenants et innovants. Nous n’en citerons qu’un, matérialisé par un enregistrement à l’Espace Européen en 1989 : Jean Guidoni, seulement accompagné par deux pianistes, termine ce spectacle par la surprenante et insolite L’horloge (dont il a écrit le texte et confié la musique à Michel Cywle : certains accords de piano évoquent Debussy).

Jean Guidoni et Pierre Philippe se retrouvent en 1999 : une série de concerts (dont toutes les chansons sont écrites par le second, les musiques étant confiées à des compositeurs différents et l’orchestration à Matthieu Gonet) signe ces retrouvailles. Un premier enregistrement public (“Fin de siècle”) sort la même année. Il s’agit tout simplement de l’un des disques les plus importants de ce siècle. Le problème étant que personne, ou presque, ne l’entendit. A contre courant des modes et des tendances contemporaines, cet album crépusculaire traite du siècle justement, sur un mode parfois virulent, quelquefois caustique, voire désabusé. Il y a dans la voix de Jean Guidoni (moins assurée que d’habitude) comme une fêlure qui renforce l’émotion. C’est aussi le passage de témoin entre le premier Guidoni, celui de Je marche dans les villes, et celui de 1999 : J’ai marché dans les villes (“Une ville ça meurt tout comme un homme / Et ses anges sont ses assassins ). Ce disque comporte deux chefs d’oeuvre (J’habite à Drancy et Une valse de 1937), et reprend la mélodie de En revenant de la revue (créée en 1886) pour la revisiter sous le nom de La grande expo de l’an 2000. Pierre Philippe ne s’embarrasse plus ici de métaphore. Le siècle va finir, et l’auteur, pour que rien ne se perde, jette à la face d’un monde honni ses quatre vérités : “C’est un show titré “Gloire à l’ordure” / Y’aura toutes les stars de la question / Avec la recette pour que ça dure . Mentionnons également la drolatique Ces chanteurs qui n’aiment pas les femmes, la noire Les boites (une chanson sur le temps du Sida). Sans oublier Toulon, la ville natale de Jean Guidoni, qui évoque les jeunes années de l’interprète : le rêve “De ce Paris lointain qui vous sacre vedette / Et n’attendait que moi illustre petit con , puis le désamour (“Ma ville sinistrée, mon pauvre vieux Toulon ) envers une ville administrée à l’époque par le Front National (“Depuis qu’au pilori les bourgeois et ton maire / T’ont en habit de haine mis à coup de talon ).

Dans le second album tiré de ce spectacle (sorti en 2000), citons la mélancolique Les ombres (“Ils ont gueulé / Ont défilé / Et bien souvent ils sont tombés / Sans nombre / Dans l’ombre ), Étoile en morceaux, Berceuse pour le tyran. Ces deux disques se terminant tous deux par la même note d’espoir (c’est bien la seule !) : “Mais il viendra le jour de mai / Ou d’une étoile moins hygiéniste / Quelque cosmonaute anarchiste / Rapportera l’antique muguet . Cette chanson, d’une écriture somptueuse, s’appelle Fin de siècle et clôt les deux albums extraits du spectacle portant le même nom.