MANO SOLO

Quatre albums de Mano Solo (1993, 1995, 1997, 2000) représentent le meilleur de ce qui porte encore le nom de chanson à la fin de ce siècle. Certains s’en étonneront (par méconnaissance, Mano Solo n’ayant pas la notoriété des interprètes tenant le haut du pavé durant ces années 90), d’autres le discuteront (pour des raisons plus complexes, qui ne sont pas indifférentes au contenu des chansons de Mano Solo).

Un premier disque, “La marmaille nue”, classe Mano Solo parmi les représentants de la scène dite alternative (à la suite ou aux cotés des Négresses Vertes, Pigalle, Mano Negra, Têtes Raides, etc.). On y entend un rock mâtiné de java, branché sur les “musiques du monde”. Le second album, “Les années sombres” (enrichit d’un quatuor à cordes) explore le même territoire musical. Ce qui fait la spécificité et la singularité de Mano Solo doit être recherché du coté des textes des deux disques. L’humanité dont il est question dans la plupart des chansons n’a rien de réjouissant : Chacun sa peine ou C’est pas du gâteau donnent le ton (“on fera pas d’marmots / pour leur gueuler tout haut / la vie c’est pas du gâteau ), Tango déclame “C’est pas une vie ” sur un déchirant morceau de bandonéon. Une vie qui peut se trouver résumée à travers les vers suivants, de Dis moi :”que le vent m’emporte / nourrir les vers et les cloportes / ce sera bien là de toute une vie / le seul contrat bien rempli “. L’autobiographique A quinze ans le matin parcourt ce “drôle de chemin des épines “ qui, “de la cambriole au vol de bagnoles “ à “j’ai chopé ma putain d’guitare / et à grands coups de butoir / j’écrase le cafard “, en passant par “les yeux grands ouverts de ne rien voir / j’ai peint des tableaux tout noirs “ conduit à la trentaine. Un chemin où la mort s’invite : “A 24 ans du matin / la mort m’a serré la main / et en me tapant un coup dans le dos / elle m’a dit salut et à bientôt “. Pourtant, contrairement aux apparences, ces chansons sont moins morbides qu’on ne l’a prétendu. Mano Solo défie la mort (A pas de géant : “Je serai premier avant la mort / et bras d’honneur à l’arrivée “), ou se révolte contre cette “fatalité”, celle du Sida il va sans dire (Mes amis d’enfance : “qui me dira pourquoi : étions nous si méchants / qu’on doive le payer si chèrement / étions nous vraiment de trop / que cette vie nous efface trop tôt “.

Encore fallait-il cette voix, cette interprétation pour se colleter avec pareil répertoire ! Mano Solo chante avec ses tripes, en se donnant entièrement, comme si sa vie en dépendait. Il faut remonter à Piaf, ou encore à Brel pour trouver quelque équivalent. Sans oublier que cette révolte se retourne également contre l’ordre social (Y’a maldonne, comme le chante Mano Solo : “y’a maldonne pour les hommes emprisonnés / qui ont plus qu’un os à ronger la fatalité / y’a maldonne pour tous ceux qui n’ont rien à bouffer / alors qu’ici on en jette des tonnes ça me fait gerber “). Le quotidien, celui d’un Paris contemporain, n’est pas absent des chansons de Mano Solo. Il y plante le décors de Paris boulevard en substituant aux badauds “ses fils bâtards / qui sont nés quelque part / entre le désir de mort et l’ennui “. Un Paris qui parfois s’éloigne, se délite, ne s’appartient plus, ou renaît sous d’autres formes. Nous parcourons d’autres boulevards, il va de soi, que ceux chantés presque un demi siècle plus tôt par Yves Montand, ceux par exemple de Barbès Clichy.

Un troisième album, “Je sais pas trop”, radicalise encore un peu plus le propos évoqué plus haut. Ici les mots manquent, ou paraissent insuffisants pour dire en quoi ce disque émeut et bouleverse pareillement. Cela explique en partie sa mise à distance par un public qui refusait d’entendre de telles chansons, dérangeantes certes. Alors qu’un autre, en revanche, devenait acquis à Mano Solo pour des raisons presque inverses, faisant du chanteur le porte-drapeau (avec toutes les nuances que l’on voudra) de la “génération Sida”. Une reconnaissance où entrait une part de malentendu. Ceci pour dire que la mort est plus ou moins présente dans toutes les chansons de cet album. Là aussi Mano Solo la décline dans des tonalités différentes. Y compris sur le mode suggestif, dans deux chansons qui font retour sur l’enfance : Te souviens-tu (“J’me souviens de rien maman / plus j’avance et moins je m’retourne / tu sais pour tout ça j’ai pas l’temps / tout s’efface et la roue tourne “) et Les fées (“Ils ont donné tout en même temps / à ce petit corps maladresse et talent “). Ce qui n’empêche pas (Les fées, toujours) le coup de griffe (“Y’en avait des fées / autour de mon berceau / y’ avait des fées / et des salauds “). Quand Mano Solo brandit un drapeau celui-ci porte la “couleur d’anarchie et de pirate “. Une chanson (Le drapeau) où le refrain se résume à ce cri, “Tu es si jolie / et moi je suis si noir “ (auquel l’un des couplets répond : “Tu seras le drapeau / et moi la tête de mort “). Dans le déchirant Janvier l’essentiel est dit, sans fard (“Les gens m’aiment parce que je suis triste / et les gens m’aiment parce que je suis seul / et les gens m’aiment parce que j’ai mal / et les gens m’aiment parce que je meurs à leur place en quelque sorte “). Et toujours cette révolte contre la faucheuse (Il m’arrive encore : “Il m’arrive encore / de pleurer sur mon sort / d’avoir peur de la mort / mais je suis vivant vivant “ ou la “bête immonde” (Que reste-t-il encore à vivre : “Allons nous longtemps laisser les urnes / se remplir de peste brune “). Je suis venu vous voir résume en quelque sorte la question : “Mes amis ne pleurez pas / le combat continue sans moi / tant que quelqu’un écoutera ma voix / je serai vivant dans votre monde à la con “.

Mais les mots ne sauraient avoir une telle portée, ou nous toucher ainsi sans les musiques, toutes écrites par Mano Solo, à l’exception de Janvier (et C’est plus pareil, le sommet de ce disque) composées par Éric Bijon. Il faut également évoquer la guitare de Jean-Louis Solans, et les arrangements par Éric Bijon du quatuor à cordes (lequel n’est pas étranger à la couleur mélancolique de l’album). Enfin ce disque enregistré en public se termine par l’habituel “Vive la Révolution” (comme le faisait Mano Solo à la fin de chacun de ses concerts).

L’album sorti en 2000 (“Dehors”) se situe presque sur une autre planète. De disque en disque Mano Solo évoluait vers plus de noirceur, de désespoir, de révolte. Mais ici le changement de ton, voire de cap vers une manière de se réconcilier avec la vie est sensible. Mano Solo pouvait difficilement aller plus loin vers ce que d’aucuns appellent un “processus d’auto-destruction”. C’est question d’appréciation. On se permettra ici de le discuter ou de le relativiser en rappelant après Musset (et Nougaro) que “les chants les plus beaux sont les plus désespérés”. Tout en précisant (pour refermer cette parenthèse), que le mot Sida n’est prononcé qu’une seule fois dans les quatre disques du chanteur (dans l’une des chansons, C’est pas du gâteau, de “La marmaille nue”). Ceci dit, sur le plan musical également, Mano Solo revient à un son davantage proche de son premier album : les cuivres remplaçant les cordes des deux derniers disques. Mano Solo, pour en revenir à notre propos initial, chante Je taille ma route (“Je taille ma route / depuis quelque temps / je le sens / un son nouveau / courir sous ma peau “). Cela vaut pour Soif de vie et Métro. Ainsi que pour les deux chansons qui se détachent de cet album inégal, El Mungo et Les gitans. La première dégage une énergie contagieuse (“En cette Espagne en feu / il brûlait dans mon dos “) et la seconde rend hommage au peuple gitan : “leur présence rayonne sur le port / on sent qu’ils existent très fort “ (une chanson, alors que nous écrivons ces lignes, qui s’inscrit particulièrement en faux contre les insanités déversées par Radio-Élysée).