BREL (Jacques)
Jacques Brel, contrairement à Georges Brassens, ne s’est pas trouvé d’emblée. Un monde, ou presque, sépare le Brel des premiers enregistrements de celui qui, à partir des années soixante, écrira ces chansons que la postérité retiendra. Il importe pour comprendre une telle évolution de revenir sur les débuts d’une carrière certes prometteuse mais dont on était loin de supposer qu’ils mèneraient Jacques Brel à la place qui est la sienne aujourd’hui. Ces premières chansons (enregistrées de 1954 à 1957) nous introduisent dans l’univers d’un auteur-compositeur-interprète que d’aucuns appelèrent “l’abbé Brel”. Même s’il y a parfois un ton chez lui qui peut l’expliquer cela ne rend pas véritablement justice au “Grand Jacques”. Brel ne veut pas tant sauver le monde qu’inviter tout un chacun à mieux le regarder pour en découvrir s’il y a lieu les beautés : telle Il nous faut regarder. Ce qui n’exclut nullement la révolte (Il pleut : “Les carreaux de l’usine / Moi j’irai les casser “), ni un regard caustique sur ce même monde (Le diable). Coté orchestration les arrangements musicaux laissent à désirer (exceptés ceux de Michel Legrand). La présence ici ou là de la guitare nous remet en mémoire que Jacques Brel, ces années là, s’accompagnait sur scène de cet instrument. D’un ensemble disparate il faut extraire Sur la place. Nous abordons ici un thème brelien par excellence : la fille qui danse et chante “sur la place chauffée au soleil “ (une métaphore du “bon dieu “, de “l’amour “, du “jour “, de “la bonté “), que les hommes refusent de voir et d’entendre car “Nous n’aimons pas les réveils / De notre coeur déjà vieux “. En définitive ce premier Brel se caractérise d’abord par son idéalisme. Ceci va perdurer encore un temps, en particulier avec quand on a que l’amour, le premier véritable succès de Jacques Brel.
Une évolution se dessine à partir du 25 cm sorti en 1958. On retrouve le Brel des disques précédents avec La lumière jaillira, L’homme dans la cité, L’aventure, voire la contagieuse Au printemps. Mais l’intérêt de ce 33 tour réside principalement dans deux titres : Je ne sais pas (qui possède la pointure des Brel à venir), et Litanies pour un retour (chanson d’une étonnante modernité : la longue énumération sur le mode possessif de la femme aimée venant se briser sur le dernier vers, “Voilà que tu reviens “). Ce disque marque la début de la collaboration entre Jacques Brel et François Rauber. Ce dernier écrira par la suite tous les arrangements des chansons enregistrées par Brel. Rauber n’est pas étranger à la réussite de Je ne sais pas en ayant su trouver la couleur musicale mélancolique réclamée par le texte. Avec le disque suivant on parlera plus volontiers de rupture. Sur ce 33 tour figure Ne me quitte pas. Ici Brel atteint une autre dimension : rien ne sera plus comme avant. Cette célébrissime chanson assoit définitivement la renommée de son auteur. Sur le même disque La valse à mille temps et Les flamandes précédèrent pourtant Ne me quitte pas dans la ferveur publique. Ces trois chansons vont donner le ton dans une oeuvre qui se souviendra de la virtuosité verbale de la première, de la charge satirique de la seconde, et du climat poétique de la troisième. Deux autres chansons doivent être mentionnées : La colombe et Seul. Chanson reprise un peu plus tard par Joan Baez, La colombe s’insurge contre la guerre, sur un mode encore idéaliste. Le sarcasme viendra dans le prochain disque. Dans Seul Brel brosse le tableau de cette “comédie humaine” dont il sera durant la décennie suivante l’un des peintres les plus féroces. La progression dramatique (héritée de Quand on a que l’amour) met en valeur les qualités vocales du chanteur. Un art unique, de l’interprétation, est par cela même en train de naître.
L’album suivant, qui introduit les années soixante, reste dans cette continuité. Les prénoms de Paris, Le moribond, Mariecke, On n’oublie rien, ou l’étrange Vivre debout contribuent encore davantage à la notoriété de Jacques Brel. La chanson la moins connue du disque, Les singes, aurait mérité un meilleur sort. Pour la première fois (et sur quel ton, et avec quelle violence !) Brel se livre à une attaque en règle contre la société des “singes civilisés “, c’est à dire la notre. Véhémence et sarcasme font bon ménage, et le tout s’avère réjouissant. Un ton au-dessus, l’album qui suit inaugure les chefs d’oeuvres de la maturité de Jacques Brel (il en sera de même jusqu’à l’ultime disque, à une exception près peut-être). Les bourgeois, Madeleine (interprétées toutes deux sur scène avec maestria), Bruxelles (qui possède le charme des vieilles cartes postales), font aujourd’hui figure de “classiques”. C’est également le cas du Plat pays, l’une des pièces à verser au dossier “la chanson est-elle un art mineur ou pas ?” : celle-ci évoque la toile d’un “petit maître flamand” égaré dans ce siècle, ou un Verhaeren assagi. Mais c’est d’abord la touche de Brel, unique. Il faut également citer Les paumés du petit matin (autre grand moment d’interprétation), et Zangra cette perle.
Le cru suivant (1963) s’avère du même tonneau. Un quatuor se détache : La Fanette, Les fenêtres, Les toros, Les vieux. A l’écoute des Fenêtres tout Brel est là, ou presque, dans cette incomparable chanson. En prenant la fenêtre comme métaphore, l’auteur convoque les postures et les impostures de ce monde. Ces différents tableaux bénéficient de surcroît d’un accompagnement musical accordé à la truculence des peintres flamands. Les toros, ensuite. Comment mieux dire ! De la corrida à la guerre, il n’y aurait qu’un changement d’uniforme. Cela dit, il y a belle lurette que les toros nous ont pardonnés : “En pensant à Carthage, Waterloo, et Verdun, Verdun ! “. Les vieux, pour finir, l’un des chevaux de bataille de Brel. : justesse du ton, universalité du trait, bonheur de l’expression (“Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin / Traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin / Et fuir devant vous la pendule d’argent / Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit je t’attends “).
Le 25 cm du printemps 64 contient quatre “grands classiques” breliens : Au suivant, Jeff, Mathilde, et des Bonbons plus acidulés qu’il n’y parait. Une pochade où Jacques Brel excelle. Bien aidé une fois de plus par l’impeccable orchestration de François Rauber. A chaque réécoute de Mathilde comment ne pas revoir Brel la chanter sur scène ? Comment oublier les mains du chanteur (“Et vous mes mains restez tranquille / C’est un chien qui nous revient de la ville / Mathilde est revenue”). Jeff inaugure une trilogie qui comprendra Fernand, puis Jojo. Dans cette merveilleuse chanson sur l’amitié, il est également question du temps qui passe et des regrets qu’accompagnent l’évocation de la jeunesse. On joindra à ce quatuor deux chansons moins connues : A mon dernier repas et Le Tango funèbre. Un Dernier repas entrecoupé de “paillardes romances / Qui font peur aux nonnettes “ et s’achevant en insultes adressées aux bourgeois, avec lancement de pierres vers le ciel : “En criant Dieu est mort / Une dernière fois “. Un autoportrait en quelque sorte. Nous restons dans une tonalité voisine avec Le Tango funèbre. Brel a pourfendu l’hypocrisie toute sa vie. Cette chanson en représente l’un des meilleurs témoignages. Sa verve s’exerce ici à l’égard de cette “comédie” qui précède et accompagne “le dernier hommage rendu à un mort” ? Le sentiment de Brassens sur la question est bien connu. Brel le rejoint ici. On apprécie le savoureux, “Pensent au prix des fleurs / Et trouvent indécent / De ne pas mourir au printemps / Quand on aime le lilas “).
L’enregistrement de novembre 1964, public celui là, est restée célèbre. Jacques Brel y créait l’une de ses chansons “immortelles”, Amsterdam. Il n’existe sans doute pas d’accueil dans l’histoire du music-hall comparable à celui que Brel reçut du public à l’Olympia, lors de la création de cette chanson. Nous ne sommes pas prêt d’oublier les derniers vers : “Se plantent le nez au ciel / Se mouchent dans les étoiles / Et ils pissent comme je pleure / Sur les femmes infidèles “. Brel est alors au sommet de son art et se maintient sur ces cimes un an plus tard, lors de la sortie de ce qui sera son dernier 25 cm. Ce disque témoigne de l’évolution pessimiste de Jacques Brel : plus noir, plus grinçant, plus désespéré (l’une des chansons s’appelle d’ailleurs Les désespérés), à l’instar de Ces gens là, L’âge d’or et Fernand. Le truculent Jacky s’apparente à un exercice autobiographique (ou les adieux par anticipation de Brel à la scène : la faconde et le rythme endiablé de l’interprète faisant un tabac auprès du public). Avec L’âge d’or Brel nous propose une énième variation sur le thème “le temps ne fait rien à l’affaire”. Avec comme promesse d’âge d’or l’horizon indépassable de la mort (ou de “la dernière caserne “, pour rester dans le ton de la chanson).
Jacques Brel fait ses adieux à la scène durant l’automne 1966. Il y interprète à l’Olympia plusieurs chansons qui seront gravées dans la cire quelques mois plus tard. Il s’agit d’un disque de transition, presque apaisé en regard des albums précédents. Quatre titres sortent du lot. Mon enfance, la chanson la plus ambitieuse de ce cru 67, traite de l’enfance d’un jeune bourgeois “mal dans son milieu” (“Je m’étonnais surtout / D’être de ce troupeau / Qui m’apprenait à pleurer / Que je connaissais trop “), Le gaz (où Brel reprend la forme “crescendo” délaissée depuis plusieurs années), Le cheval (fable amère et grinçante sur les servitudes du métier d’artiste). Reste le cas de La chanson des vieux amants, plébiscitée par le public. Il s’agit d’un beau texte (ne serait-ce que “Bien sûr tu pleures un peu moins tôt / Je me déchire un peu plus tard / Nous protégeons moins nos mystères “). Les réserves portent sur la musique quelque peu emphatique du refrain. Ce qui est rare chez le Brel de la maturité. Et l’orchestration s’en ressent.
A l’automne 1968, Jacques Brel reprend le chemin des studios. Il y enregistre un album qui, quoique inégal, fait date une fois de plus. Si Vesoul remporte un grand succès (la virtuosité de La valse à mille temps mise au service d’un exercice de dérision), cette chanson contribue à rejeter plus ou moins dans l’ombre des titres de l’importance de J’arrive, Je suis un soir d’été, Regarde bien petit et L’éclusier. A l’écoute de J’arrive on mesure ce qui sépare le premier Brel de celui-ci. Les questions d’autrefois, avec leur part de naïveté et d’idéalisme, reçoivent des réponses définitives et sans appel. Et puis, au-delà des mots qui fouaillent le souvenir, par delà les regrets, surnage cette couleur désespérément grise. Qui d’autre que Jacques pouvait écrire Je suis un soir d’été ? On sent la chaleur de l’été et une moiteur à l’avenant. Même l’accompagnement musical (excellent) parait accablé par cette atmosphère lourde, juste rafraîchie par le chant d’une femme dans le lointain. Du réalisme cru ! Regarde bien petit lorgne du coté romanesque (pour l’histoire), voire du coté cinématographique (question : que mettre dans le cadre ?). Un art de la suggestion que l’on trouve rarement en chanson. Un disque essentiel en définitive. Mais Brel pouvait-il encore aller plus loin dans ce registre pessimiste ?
On crut longtemps que Jacques Brel avait mis un point final à sa carrière discographique en 1968. Un beau jour de 1977 parviennent les chansons d’un ultime album. Une indécente, envahissante et insupportable campagne promotionnelle fait craindre le pire. Ce matraquage parait plutôt inquiétant s’agissant de Brel. Des craintes heureusement non fondées. Au vu du résultat nous ressentons même l’impression que le meilleur de Brel se trouve en quelque sorte concentré dans cet album presque posthume (Jacques Brel mourra un peu moins d’un an plus tard). Ce disque se situe dans la continuité du précédent pour l’aspect “noirceur de l’existence” de plusieurs chansons. D’autres titres font cependant retour sur quelques unes des thématiques les plus présentes de l’oeuvre de Jacques Brel. Une complainte, Jaurès, ouvre cet album : il s’agit d’une évocation sensible de la vie des “gens d’en bas”. La ville s’endormait ou une métaphore de l’existence à travers la description d’une ville s’endormant : entre enchantements et désenchantements. Vieillir, rétrospectivement, s’écoute avec une autre oreille (“Mourir face au cancer / Par arrêt de l’arbitre “). Mais l’intérêt est ailleurs. On y entend une fois de plus cette rage qui a toujours habité Brel, ce refus de s’installer dans quelque certitude qui soit, et un dernier pied de nez adressé à la mort. Knoke-le-Zoute tango (sur le modèle de Madeleine) tient du tour de force. Celui de transformer un Tartarin du plat pays, Don Juan de pacotille et insupportable macho, en un personnage pathétique et bouleversant : pitoyable victime prise au piège de ses rodomontades. Jojo clôt la trilogie de l’amitié (après Jeff et Fernand : “Six pieds sous terre Jojo, tu frères encore “. Et puis l’inoubliable Orly...
Jacques Brel n’a pas échappé aux critiques à ses débuts. Celles-ci pourtant cessèrent au fur et à mesure que le chanteur s’affirmait, devenait l’un des “grands” de la chanson. En ce début de XXIe siècle, par delà l’éminente qualité de son répertoire, le “Brel public” rallie tous les suffrages. Il est cependant une critique qui n’a pas désarmé (et qui aurait même amplifié de disque en disque) : Brel et les femmes. La misogynie n’est certes pas absente dans l’oeuvre du chanteur. En reprenant le répertoire du “Grand Jacques” depuis le début force est de constater que cette “thématique misogyne” se trouve circonscrite à quatre ou cinq chansons. Ce qui signifie qu’elle s’avère moins récurrente que celles qui traitent par exemple de la mort, de l’enfance, de l’antimilitarisme, de la bêtise, de l’anticléricalisme, ou de l’embourgeoisement. Cette liste comprend Les biches, Les filles et les chiens, Le lion, La ville s’endormait. C’est surtout Les filles et les chiens qui contribua à la réputation d’un Brel détestant les femmes. On reconnaîtra que la comparaison (en faveur des chiens) parait autant déplacée que discutable. Cette chanson est indiscutablement misogyne, mais on peut également y entendre une déception à la mesure des exigences contrariées du chanteur envers le beau sexe. En tout cas Brel ne prenait pas de gants pour appeler un chat un chat. Aujourd’hui, à l’aune du “politiquement correct” ambiant, nul chanteur ne se hasarderait à reprendre de tel couplets. C’est encore plus vrai pour La ville s’endormait : “Mais les femmes toujours / Ne ressemblent qu’aux femmes / Et d’entre elles les connes / Ne ressemblent qu’aux connes / Et je ne suis pas bien sûr / Comme chante un certain / Qu’elles soient l’avenir de l’homme “. Il parait plus confortable, voire gratifiant de chanter “la femme est l’avenir de l’homme” en alignant des couplets qui ne mangent pas de pain. Jacques Brel, nous voulions en arriver là, ne possédait pas une once de démagogie. Cependant le tableau esquissé ci-dessus resterait incomplet si nous ne citions pas, aux deux extrémités de la carrière de Jacques Brel : Sur la place et Orly. Dans la première chanson la femme s’incarne dans cette “flamme” que les hommes ne savent voir parce qu’elle dérange habitudes et conformismes. Dans la seconde “elle ” devient la victime par excellence de la machine sociale : “La revoilà fragile / Avant que d’être à vendre “.