BRASSENS (Georges)
Georges Brassens a très tôt été reconnu comme un auteur-compositeur d’exception. Et un tel répertoire ne pouvait être défendu que par Brassens, l’interprète. Les chansons de ses débuts (enregistrées sur 78 tours en 1952, 1953, 1954) vont vite se retrouver sur de nombreuses lèvres. A consulter cette liste on constate que nombre d’entre elles font aujourd’hui partie du patrimoine de la chanson française. Dans la foulée de La mauvaise réputation (où d’emblée Brassens avoue préférer les chemins de traverse à ceux battus et rebattus par les “braves gens”), La chasse aux papillons, Le parapluie, Les amoureux sur les bancs publics, Brave Margot, J’ai rendez vous avec vous, Pauvre Martin, Chanson pour l’auvergnat, Une jolie fleur, parmi d’autres, deviennent rapidement des classiques. Le gorille, interdite par la censure, se trouve chaque soir acclamée par le public. Hécatombe, dans la même veine, nous livre une indication essentielle : notre chanteur est libertaire (“Mort aux vaches ! Mort aux lois ! Vive l’anarchie ! “). Ce Brassens là (caustique, frondeur, irrévérencieux) peut cependant s’effacer devant un Brassens intemporel, au langage archaïsant, et fin connaisseur de la tradition folklorique : Il suffit de passer le pont, Le vent, Les sabots d’Hélène (ce souillon que “les trois capitaines / (l’) auraient appelée vilaine “ possède les charmes et “l’amour d’une reine “ pour qui saura les trouver) : la première illustration d’un thème récurrent dans l’oeuvre de Georges Brassens.
On évoquera un “premier Brassens” puisque les chansons citées ci-dessus avaient déjà été écrites en grande majorité plusieurs années plus tôt avant d’être gravées dans la cire. A l’évidence des textes (remarquablement écrits, et dans une langue accessible à tous) répond celle des musiques : contrairement à une légende qui prévalut quelques temps Brassens est un excellent mélodiste. Ces chansons qui ne ressemblent à nulles autres trouvent leur public. Un public fervent, exigeant et concerné qui va s’élargir à la faveur des disques suivants. A contrario de Brel, et plus encore de Ferré, l’oeuvre de Brassens, ces fondations posées, s’inscrit dans une continuité. Il n’y a pas de rupture formelle, ni volonté d’arpenter de nouveaux territoires musicaux chez ce chanteur qui jamais n’abandonnera la formule guitare / contrebasse de ses débuts (avec une guitare supplémentaire pour les enregistrements studio). De là cette permanence musicale au sujet de laquelle (du moins durant un temps) certains feront la fine bouche. Mais Brassens ne serait pas le Brassens “classique” évoqué plus haut s’il en avait été différemment.
Georges Brassens n’enregistre aucun disque en 1955. On parlera donc ensuite d’une période de “première maturité (1956 à 1962). Là aussi la liste des “classiques” impressionne : Je me suis fait tout petit, La marche nuptiale (Brassens brosse ici avec talent, émotion et vigueur les pauvres épousailles de ses vieux parents), Au bois de mon coeur, Les croquants et L’orage mettent particulièrement en valeur les qualités mélodiques de Brassens (on retient “les cieux toujours bleus / Des pays imbéciles où jamais il ne pleut “, pour la dernière). En restant dans ce registre musical citons également Dans l’eau de la claire fontaine. Pour la première fois Pierre Nicolas ne pince par les cordes de sa contrebasse mais se sert de son archet pour accompagner la voix et la guitare de l’oncle Georges. C’est moins anodin qu’il n’y paraîtrait : la palette s’enrichit d’une nouvelle couleur. La contrebasse habille la mélodie comme les pétales de roses et le pampre de la vigne vêtent l’ingénue baigneuse. Le lecteur de Villon, “moyenâgeux” attardé dans ce XXe siècle, nous gratifie de A l’ombre du coeur de ma mie. Cette veine médiévale, que Brassens illustrera ailleurs sur le mode paillard, se rapproche ici des chansons de troubadour. On ne la quittera pas celle-ci sans citer ces deux vers, la délicatesse même : “Sur ce coeur j’ai voulu poser / Une manière de baiser”. On pourrait en dire autant de Pénélope en mentionnant ce délicieux “désordre à vos dentelles “ (quand l’ange du désir vient visiter la couche de l’épouse modèle). Autre thème récurrent chez Brassens : la mort et les enterrements. D’aucuns lui reprochaient de trop en parler : avec Les funérailles d’antan ils furent servis ! Et le dernier couplet du Temps passé n’est pas prêt d’être démenti : “La terre n’a jamais produit certes / De canaille plus consommée / Cependant nous pleurons sa perte / Elle est morte, elle est embaumée “.
Un dernier 25 cm boucle cette période. Sur ce disque figurent quatre autres “classiques” dans des genres différents. On y retrouve la Jeanne de l’impasse Florimont, Jeanne (déjà présente dans La cane à Jeanne). Autre évocation, moins nostalgique qu’il n’y parait, celle des Amours d’antan. Brassens passe en revue ses amours d’autrefois comme on déclinerait son identité (sans l’entendre dans le sens de l’état civil) : j’ai eu cette jeunesse-là et nulle autre, chante-t-il. On y gagne l’une de ses chansons les plus attachantes. En ce qui concerne Les trompettes de la renommée la censure veillait et fit le nécessaire pour que ces trompettes-là restent ignorées des auditeurs de la radio. Enfin La guerre de 14-18 (“Moi mon colon, cell’ que j’préfère / C’est la guerr’ de quatorz’ -dix huit “). Et nous donc !
Le premier 30 cm de Georges Brassens date de 1964. Ce disque (ainsi que les deux suivants) représente le sommet de son oeuvre. Cette période, que l’on appellera de “seconde maturité”, comprend des chansons à l’écriture plus élaborée, voire plus complexes. Les titres connus firent d’une certaine façon de l’ombre aux chansons moins accessibles. Le grand public, qui entendit dans ce 30 cm La route aux quatre chansons, Le petit joueur de fluteau, Les deux oncles, et surtout Les copains d’abord, l’un des plus grand succès de Brassens, passa à coté d’un chef d’oeuvre comme La grand Pan. Et cela vaut aussi pour Le 22 septembre (dont il faut extraire le merveilleux dernier vers : “Et c’est triste de n’être plus triste sans vous “). Ou encore, à l’étage inférieur, de La tondue, Saturne, ou encore Vénus Callipyge : l’exemple même de la chanson que seul un petit nombre de connaisseurs adule.
L’album suivant débute par l’une des cartes de visite de l’auteur, sa Supplique pour être enterré sur la plage de Sète. Autre chanson emblématique de Brassens, La non demande en mariage. Brassens, en s’adressant à “la dame de mes pensées “, devient le porte-parole de ceux qui ne veulent en aucun cas “Effeuiller dans le pot-au-feu / La marguerite “. Il y a comme de l’émotion rentrée dans cette chanson. La contrebasse s’en ferait l’écho : à s’étonner de vieillir ensemble sans toujours vivre ensemble. Ce disque ne se réduit pas bien entendu à ces deux “locomotives”. Citons le réjouissant Bulletin de santé. Aux gazettes qui répandaient le bruit que Georges Brassens se trouvait atteint de “ce mal mystérieux dont on cache le nom “, l’intéressé répondit par la dérision. En ayant recours à l’obscènité pour dire en quoi fondamentalement cette presse était obscène. Le moyenâgeux ensuite. On le savait “foutrement moyenâgeux “ l’oncle Georges. Il en apporte une nouvelle fois la preuve tout en faisant resurgir quelques uns de ses chers fantômes, dont celui de François Villon. Le grand chêne clôt cette liste. On aime cette fable revue et corrigée par Brassens (surtout parce qu’un dénommé La Fontaine crut devoir pour l’éternité livrer le chêne aux lazzis des roseaux).
Le troisième album de cette “seconde maturité” renoue avec l’adaptation de poèmes. La dernière d’entre elles, l’irrespectueuse Marquise (Corneille revisité par Tristan Bernard) datait de 1962. Ici ce sont Lamartine (l’oubliable Pensée des morts) et Richepin (Les oiseaux de passage, une découverte) qui sont mis à contribution. On rappelle que Brassens, principalement au début de sa carrière, faisait régulièrement appel à des poètes : Paul Fort (Le petit cheval, La marine), Villon (La balade des dames du temps jadis), Hugo (Gastibelza) les meilleures d’entre elles. Pour revenir à ce disque sorti en 1969, trois chansons se dégagent, là aussi dans des registres différents. L’ancêtre se situe dans la lignée de ces portraits truculents que Brassens affectionne. Ici le personnage sert plus de prétexte à l’auteur qu’il ne permet la création d’un type. Il s’agit d’un hommage à la musique (la guitare), au vin et au beau sexe. Bécassine reprend l’un des thèmes récurrents de Georges Brassens : celui de la belle qui préfère le manant de son coeur aux nobliaux du voisinage. Une thématique que Brassens renouvelle avec bonheur (“Un champ de blé prenait racine / Sous la coiffe de Bécassine “ : une chanson qui débute ainsi ne peut pas être mauvaise !). Et puis la perle (malheureusement méconnue) de cet album : Sale petit bonhomme.
Les deux disques qui suivent appartiennent à une “dernière manière” de Georges Brassens. Celui sorti en 1972 peut sembler décevant si on le compare aux trois précédents. Autant du point de vue de l’inspiration (Le roi des cons, voire Fernande) que d’un contenu parfois discutable (Mourir pour des idées). Dommage aussi que Brassens n’ait pas conservé la première version musicale du Blason (entendue auparavant dans une émission radiophonique) que réclamait ce petit joyau. Les meilleurs titres de cet album ne sont pas les plus connus. Citons Stances à un cambrioleur et La princesse et le croque-note : une délicate chanson qui narre la rencontre d’une princesse de 13 ans et d’un homme la trentaine bien sonnée (“Une épave accrochée à sa guitare “). Ce dernier ne répondit pas aux avances de cette “petite fée “ de la zone : “Y a pas pas eu détournement de mineure “. Pourtant, “Passant par là, quelque vingt ans plus tard / Il a le sentiment qu’il le regrette “. L’ultime album de Georges Brassens date de 1976. Il s’agit d’un bon cru, sans plus. On retient la “carte du tendre “ parisienne des Ricochets, une énième volée de bois vert assénée aux Patriotes, les vraies rimes de Une histoire de faussaire, et une plaisante contribution à la chanson de corps de garde, Mélanie. Mais davantage encore Cupidon s’en fout (laquelle chanson nous raconte l’histoire d’un angelot qui n’en fait qu’à sa tête sur l’une de ces mélodies dont Brassens a le secret), et plus encore l’indispensable Don Juan.
Jean Bertola a plus tard enregistré les chansons que Brassens s’apprétait à graver dans la cire. Force est de constater que la tendance observée depuis l’avant dernier disque se confirme : ce n’est pas le meilleur de Brassens. Les deux titres promis à la popularité auraient sans doute été Les cons sont braves et La nymphomane : deux chansons représentatives du “dernier Brassens”. Il manque cependant la voix de l’oncle Georges pour considérer ce disque comme un “Brassens à part entière”. Une absence regrettable pour des chansons de la qualité de Clairette et la fourmi, Entre l’Espagne et l’Italie, Retouches à un roman d’amour à quatre sous, et surtout Le sceptique. On dispose heureusement d’une maquette de la meilleure du lot, La visite (l’une des meilleures réponses, par anticipation, à la xénophobie lepeniste).
Nous n’avons pas ou peu abordé dans l’oeuvre de Georges Brassens l’aspect qui plus que les autres le distingue d’entre ses pairs : la chanson grivoise ou paillarde. Il existe une tradition dans le genre possédant ses lettres de noblesse. Dans les débuts, certains contempteurs de Brassens évoquaient la grossièreté de plusieurs de ses chansons. A leur intention Brassens écrivit le truculent Pornographe. Cette chanson, que l’on classe certes dans le registre satirique, n’appartient pas véritablement aux genres cités plus haut. Mais elle va constituer une sorte de matrice pour quelques uns des titres à venir. Dans cette lignée Les trompettes de la renommée, puis Le bulletin de santé enfonceront le clou. Nous ne quittons pas la veine satirique mais la dimension grivoise n’en est pas absente. La fessée s’en rapproche encore davantage. Cependant cette chanson peut difficilement être reprise lors d’un banquet de carabins. Même chose pour l’irrévérencieuse La religieuse, nous sommes dans une autre tradition : “On ne verra jamais les cornes au front du Christ / Le veinard sur sa croix peut s’endormir en paix “. Et puis vint Fernande (dont il ne parait pas certain qu’elle aurait rencontré pareil succès 20 ans plus tôt). Quatre-vingt-quinze pour cent (“Quatre-vingt quinze fois sur cent / La femme s’emmerde en baisant “). Les posthumes La nymphomane et L’andropose (un remake du Bulletin de santé en moins réussi) cultivent elles le genre gaulois. Ce que n’annonçaient pas nécessairement La mauvaise réputation, Le gorille ou Hécatombe.
En revanche, il convient de s’inscrire en faux contre le “Brassens consensuel” que des commentateurs évoquent avec une certaine complaisance (un portrait auquel, il est vrai, l’intéressé a pu contribuer dans des entretiens). Les chansons de Georges Brassens vont à rebours des idées généralement admises. Il s’agit bien entendu du contenu anticonformiste, antimilitariste ou antipatriotique de nombre d’entre elles. Les deux oncles défrayèrent la chronique en 1964. Cette polémique, que l’on croyait enterrée avec les anciens combattants, resurgit plus de vingt ans après. A la différence près que les reproches venaient de l’autre camp, si l’on peut dire. Au sujet des Deux oncles Philippe Val n’hésitant pas à déclarer (dans les colonnes des “Inrockuptibles”) : “Brassens, politiquement, c’est profondément la droite, même s’il y a chez lui un individualisme qui n’est pas de droite”. Certes il y a un coté individualiste revendiqué chez Brassens qui s’exacerbe en quelque chose dans cette chanson (ou Mourir pour des idées, autre titre épinglé par Val, ou encore Le pluriel). Val aurait été mieux inspiré de dire que Brassens n’était pas de gauche au sens où lui l’entend (ou l’entendait). En tout cas pas de cette gauche molle, morale et capitularde dont Val et consort se réclameraient. Brassens, il va de soi, n’affichait pas plus des “idées de gauche” qu’une forme quelconque d’engagement (il avait auparavant été membre de la Fédération anarchiste durant la seconde moitié des années quarante, et, à l’exception de la violence, ses idées étaient restées généralement les mêmes). Et puis l’antipatriotisme, l’anticléricalisme, le sentiment de l’injustice sociale, le refus de l’autorité, du mariage, de l’ordre établi, la dénonciation de l’hypocrisie chrétienne devant la mort, celle de l’intolérance, et plus généralement de tous les conformismes ne classent nullement à droite. Seul un imbécile peut s’exprimer ainsi. Si malentendu il y a, il tient principalement en ceci. Brassens est d’emblée apparu comme le contempteur des biens pensants. En même temps la censure veillait : plusieurs chansons de l’auteur de Je suis un voyou se trouvèrent interdites d’antenne. Un demi siècle plus tard, le type de bien pensant qui détestait le Brassens des débuts à pratiquement disparu. Mais pas la “bien pensance” proprement dite qui relève aujourd’hui de critères différents. Georges Brassens a toujours enfoncé les mêmes clous sans, dans un second temps, véritablement prendre en compte l’évolution de la société diront certains, ou se soumettre à la pression de l’actualité pour d’autres. Quoi qu’il en soit ses chansons sont donc devenues moins “dérangeantes” pour les nouvelles générations.
On reconnaîtra qu’il s’agit d’un problème dépassant le cas Brassens. Cependant il est un domaine où ces considérations n’ont pas lieu d’être. Du Fossoyeur à Trompe-la-mort en passant par Le testament, Oncle Archibald, Grand père, Les funérailles d’antan, La balade des cimetières, Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, Brassens raille la “grande faucheuse”, ses pompes et ses oeuvres, et plus particulièrement la “comédie sociale” des obsèques. A ce titre, est-il chanson plus subversive que Les 4 z’arts ? : “J’ai compris ma méprise un petit peu plus tard / Quand allumant ma pipe avec le faire-part / J’m’aperçus que mon nom comme celui d’un bourgeois / Occupait sur la liste une place de choix / J’étais le plus proche parent du défunt, bravo “. Imagine-t-on cette chanson passant sur une grande chaîne de télévision, en “prime time” !
Alors que nous bouclons ce Dictionnaire, nous apprenons qu’une bande de fâcheux, de maroufles, de jean-foutre se réclamant de Brassens propose d’élever une statue de l’Oncle Georges à Paris (et à Sète). L’oeuvre et la personne de Georges Brassens représentent pourtant le meilleur des démentis à pareille incongruité. Tout devrait être mis en oeuvre pour empêcher ce fichu projet de se réaliser. Dans le cas contraire nous serions, comme le chante Brassens, “tombé bien bas, bien bas... “.