FERRÉ (Léo)

Léo Ferré, qui chante depuis 1946 dans les cabarets parisiens (deux de ses chansons, Elle tourne la terre et Les amants de Paris, se trouvent inscrites au répertoire de Renée Lebas et d’Édith Piaf), enregistre en 1950 une série de 78 tour pour Le Chant du Monde. Ces chansons vont se retrouver à une exception près sur un 25 cm. Elles sont depuis devenues des “classiques”. Léo Ferré n’est pas encore là tout entier (contrairement aux premiers Brassens). La voix (qui se cherche encore), et l’accompagnement pianistique mettent en valeur des chansons comme Le bateau espagnol ou Le flamenco de Paris. Citons également Monsieur tout blanc (où Ferré monte au créneau pour fustiger le pape), L’île Saint-Louis, La chanson du scaphandrier.

En 1953 Léo Ferré sort son premier disque sous le label Odéon. c’est le début d’une période (s’achevant en 1958) durant laquelle l’auteur-compositeur prend parfois le dessus sur le chanteur. Son interprète de prédilection, Catherine Sauvage, fait d’ailleurs le succès de Paris Canaille (Ferré crée là un style qui va devenir sa “marque de fabrique” durant des années), et de L’homme, Les amoureux du Havre et Le piano du pauvre. De ces années date également le début de la collaboration entre Léo Ferré et Jean-René Caussimon. Inaugurée par A la Seine. Elle poursuit avec Monsieur William, Mon Sébasto, Mon camarade et Le temps du tango. Ferré met aussi en musique le célèbre Pont Mirabeau d’Apollinaire, et des vers moins connus de Ruteboeuf, Pauvre Ruteboeuf. La grande chanson de cette première période Odéon s’appelle Vitrines. Dans la même veine Vise la réclame s’en prend à la publicité. Léo Ferré, dés le milieu des années 50, fait déjà le tour de la question en une chanson. Première référence directe à l’anarchie, Graine d’ananar promène ses couplets goguenards d’un gibet à une potence. Merci mon dieu inaugure un genre. Ferré reviendra plusieurs fois sur cette forme psalmodiée, proche de la prière : sauf qu’ici il remercie Dieu pour toutes les saloperies qui font la condition humaine. Une dernière salve de 78 tour comporte La chanson triste et Monsieur mon passé.

En 1955, le premier “vrai” 25 cm Odéon est, musicalement parlant, l’un des plus singuliers de la carrière du chanteur : Ferré étant accompagné uniquement à l’orgue. Outre Pauvre Ruteboeuf, ce disque contient une chanson que Benjamin Peret inclura dans son “Anthologie de l’amour sublime”, L’amour. Dans une autre veine Le temps du plastique tient de la pochade. L’ironie de Ferré fait merveille tout tout au long de ce petit chef d’oeuvre plus grave qu’il n’y paraîtrait. Dernier disque à paraître sous le label Odéon, le 30 cm de 1958 s’avère plus diversifié, y compris pour les quatre chansons qui font explicitement référence à la musique et aux musiciens : Java partout, La zizique, Le jazz band et Dieu est nègre (un hommage rendu aux musiciens de jazz à travers la figure du “Pauvre Jimmy”). Deux titres avaient été enregistré l’année précédente (dans une autre version) sur un disque de poèmes de Léo Ferré lus par sa femme Madeleine : L’été s’en fout (une chanson d’été “à la Ferré”) et Les copains d’la neuille. Rien ne relie trois des chansons de cet album. La très classique L’étang chimérique détonne dans cet ensemble : cette chanson semble avoir été écrire dix ans plus tôt. Tahiti surprend sur le plan musical : orgue et piano sonnent “terriblement modernes”. Enfin, pour clore ce cru 58, sept minutes et quelques secondes d’une Vie moderne débitée en tranches, et pour la débiner un Ferré introduisant ici une veine chansonnière (annonçant la série des Temps difficiles).

Deux années s’écoulent sans que paraisse un disque de Léo Ferré. Sous le label Barclay sort en 1960 un album bien reçu par la critique et le public. Avec cet disque Ferré prend réellement place parmi les “monstres sacrés” de la chanson française. Paname est plébiscitée par les radios. Quand c’est fini ça recommence (texte de René Rouzaud) et Merde à Vauban (de Pierre Seghers) s’intègrent parfaitement dans l’univers de Ferré. La maffia n’a pas été sans contribuer à la “mauvaise réputation” du chanteur (il s’agit d’un savoureux plaidoyer de l’anti-compromission). Et puis, pour le meilleur, Comme à Ostende (le sommet des Caussimon-Ferré), L’irrésistible Jolie môme, et Les poètes : un hommage rendu à ceux que Léo Ferré chantera toute sa vie (dans la filiation verlainienne des “poètes maudits : “Ils ont des paradis que l’on dit d’artifice / Et l’on met en prison leurs quatrains de cinq sous / Comme si on mettait aux fers un édifice / Sous prétexte que les bourgeois sont dans l’égout... .

Il s’agit d’une embellie dans la carrière du chanteur que va amplifier le succès, plutôt inattendu, de l’album consacré à Louis Aragon. Le disque devant sortir au printemps 61 n’est pas distribué, victime de la censure. Trois des chansons, Les rupins, Les quatre cent coups, Miss guéguerre, se retrouveront plus tard sur un 45 tour intitulé “Les chansons interdites de Léo Ferré”. Ferré sort un 45 tour où figurent Vingt ans et la première version des Temps difficiles (d’une série de trois traitant de l’actualité le plus souvent politique sur le mode chansonnier). Dans la foulée, le concert enregistré en public à l’Alhambra installe Léo Ferré parmi les “grands” de la scène. La tonalité de ce tour de chant est résolument contestataire : en plus des chansons “interdites” Ferré crée Cannes la braguette, Y’en a marre et l’emblématique Thank you Satan (“Pour l’anarchiste à qui tu donnes / Les deux couleurs de ton pays / Le rouge pour naître à Barcelone / Le noir pour mourir à Paris .

Dans l’album suivant, plus inégal (comme le seront les deux suivants) trois titres sortent du lot : Mister Giorgina (bel hommage rendu par Ferré aux musiciens du piano à bretelle), Ça t’va ou l’amour magnifié (la musique, l’orchestration, l’interprétation jouant à fond la carte de l’excès : “Tes plats mijotés / Tell’ment qu’on dirait / Manger d’la luxure”), T’es rock coco ! (Ferré ne flatte pas dans le sens du poil les jeunes générations !). “Ferré 64”, ensuite, accentue le divorce du chanteur avec les médias (du moins radiophoniques). Ferré ne manque pas de rendre à l’époque la monnaie de sa pièce (Épique époque). On y entend également comme un climat mélancolique ou doux amer (La gitane, Les retraités, La mélancolie, Quand j’étais môme). Sans oublier les deux sommets de ce disque, Mon piano et Franco la muerte. Entre deux albums, le 45 tour sorti en 1965 comporte la célibrissime Ni dieu ni maître (interdite comme il se doit : une chanson dont le propos manifeste contre la peine de mort s’élargit à la condamnation de toute oppression dans l’acceptation libertaire de “ni dieu ni maître”). Dans un autre style, caustique, Monsieur Barclay fait mouche. L’album de 1966 comprend des chansons de bonne facture (La faim, La mort, Beau saxo, Les romantiques, La complainte de la télé, C’est la vie, La grève) et comporte ces deux indiscutables réussites, L’âge d’or (Ferré chante l’utopie, la sienne appartenant d’abord à celle des poètes : “Nous aurons du pain / Doré comme les filles / Sous les soleils d’or ), et la trop peu connue On s’aimera (une chanson qui traite d’un thème éternel, le passage des saisons, ici décliné par Ferré au grée de son inspiration poétique : “quand le chignon ‘hiver / de la terre endormie / se défait pour refaire / L’amour avec la vie ).

Le cru 67 clôt une époque. Celle pour Léo Ferré de chansons comme On est pas des saints, C’est un air, Cette chanson, Les gares les ports, Le lit, Le bonheur, qui auraient pu se retrouver sur l’un ou l’autre des albums précédents. Pacific bues reste l’ultime titre du 25 cm censuré en 1961 à ne pas avoir été repris. Dans une veine antimilitariste cette chanson raconte l’histoire d’un pauvre soldat. Entre deux couplets des cuivres lancinants, obsédants, résonnent comme le thème du destin, d’un destin tragique (L’orchestrateur Jean-Michel Defaye, qui accompagne Ferré depuis le début de cette époque Barclay, est ici au sommet de son art). Quatre chansons annoncent la période à venir. Dans un registre également antimilitariste La Marseillaise, puis Quartier Latin (“Rue Soufflot / Les vitrines / Font la gueule ), Ils ont voté (l’une des chansons ayant contribué à camper le Ferré anar : “Ils ont voté / Et puis après ), Salut beatnik (à travers ce salut adressé au beatnik, celui qui vit en marge et n’est pas “encore pourri , l’anarchiste n’oublie pas de saluer “ceux qu’ont trinqué en Espagne et partout et de fustiger “les fidel les mao les charlot les apôtres ).

Mai 68 représente une date importante dans la carrière de Léo Ferré. Les “événements” de ce printemps là vont se retrouver dans quelques unes des chansons de l’album (sorti l’hiver 1969) qui signe le retour en force de Ferré : L’été 68, Comme une fille (“Comme une fille / La rue s’déshabille / Les pavés s’entassent / Et les flics qui passent / Les prennent dans la gueule ), Madame la misère (“Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire , dans un texte écrit treize ans plus tôt !), et Les anarchistes, qui va devenir un hymne libertaire (cette chanson créée sur scène à la Mutualité le 10 mai 1968 comporte les deux vers suivants : “Faudrait pas oublier qu’ça descend dans la rue / Les anarchistes . Toute une génération découvre un chanteur de 53 ans et le passage de Ferré à Bobino amplifie le phénomène : le chanteur devient en quelque sorte le porte-drapeau de la “jeunesse révoltée”. Un plus large public fera, avec un temps de retard, le succès de C’est extra (l’un des tubes de l’été 69 !). Dans un autre registre, tout en conservant cette qualité mélodique, L’idole traite des servitudes du métier d’artiste. Trois chansons, Madame la misère, Le testament, A toi (une déclinaison poétique inspirée à laquelle l’interprétation de Ferré donne une dimension supplémentaire), figuraient dans le recueil “Poète... vos papiers !”, paru en 1956. On ne saurait oublier sur cet album important à plus d’un titre La nuit (“C’est ma frangine en noir / Celle que j’appell’ bonsoir ), et surtout Pépée, l’une des immortelles chansons de Léo Ferré (sur un drame personnel de la vie du chanteur, la mort de sa sa guenon Pépée : les plus grandes douleurs ne peuvent pas toujours être dites avec les mots de la douleur, il parait parfois préférable de les aborder par le sarcasme, “Les oreilles de Gainsbourg ou “Jésus Machin , avant de remonter à la source de son mal jusqu’à cette vérité nue, déchirante et bouleversante de “On couche toujours avec des morts ).

Le double album “Amour-Anarchie”, certainement le sommet de la carrière de Léo Ferré, illustre deux des thèmes de prédilection du chanteur. Le premier volet (soir l’hiver 70) s’avère exceptionnel de part la présence de La mémoire et la mer (que de nombreux amateurs de Ferré mettent au dessus de toutes ses chansons), mais également celle de l’emblématique Poète vos papiers (qui figure dans le recueil éponyme de 1956) : sur ces vers, parmi les plus inspirés jamais écrits par l’auteur (“Citoyen qui sent de la tête / Papa gâteau de l’alphabet / Maquereau de la clarinette / Graine qui pousse des gibets / Châssis rouillé sous les démences / Corridor pourri de l’ennui / Hygiénisme de la romance / rédempteur falot des lundi / Poète, vos papiers ! ), encore fallait-il composer une musique capable de rendre audible ce texte à qui n’entendrait rien à la poésie ! Mais ce disque vaut aussi pour les autres chansons. Pour la première fois Léo Ferré s’aventure ici ans l’univers de la pop-music avec deux titres : La the nana et Le chien (toutes deux accompagnées par le groupe Zoo). Le premier emprunte le pas à C’est extra dans la voie du succès, tandis que le second signe le premier de ces monologues qui sortent du cadre proprement dit de la chanson : cette nouvelle relation du texte à la musique faisant école (Ribeiro, Lavilliers, Escudero, Nougaro, Vasca...). Le chien était sorti quelques mois plus tôt sur un 45 tour (avec accompagnement piano) qui comprenait également Paris je ne t’aime plus et Le crachat (toutes deux reprises sur l’album). On conclura cette liste par Rotterdam et Petite.

Le second volet de “Amour-Anarchie”, sans atteindre de tels sommets, n’en contient pas moins quelques unes des chansons “incontournables” du répertoire de Ferré de ces années-là. En particulier la superbe Écoute moi (qui enrôle sous sa bannière deux grands figures du “mal” : “Maldoror d’une main et Sade dans le froc ), ou encore Sur la scène, Paris c’est une idée, Cette blessure, Les passantes, Psaume 151 (“Les condamnés jouent au poker leur appétit / Et vous laissent Seigneur leur part de solitude / Le service est compris nous avons l’habitude / Descendez donc Seigneur de notre connerie ). Les deux chansons (avec Écoute moi) qui se dégagent de cet album sont très différentes. L’amour fou d’abord. Sur une musique “sage” Léo Ferré a écrit un petit chef d’oeuvre qui traite de “l’amour fou” : comment ne pas être séduit par ce passage du “vous” au “tu” (et réciproquement), par cet écart où la passion vient se loger. Moins “écrite” que L’amour fou, La folie appartient à la veine tragique de Ferré : Van Gogh, sa folie, celle de ce monde (“L’oreille de ce mec qui ne t’écoute plus ), des violons qui insistent, pareils à des “corbeaux dans le blé d’une toile perdue . Dans la foulée Léo Ferré sort un 45 tour simple comprenant Adieu (sur un poème d’Apollinaire) et Avec le temps.

L’album suivant, “La solitude”, date de 1971. Fruit d’une collaboration (à l’exception de deux titres) entre Léo Ferré et le groupe Zoo, ce disque résiste plus difficilement à l’épreuve du temps, trente ans plus tard : plusieurs chansons pêchent par une relative complaisance à l’égard de la culture “pop” et pas des facilités d’écriture. Ce qui n’est absolument pas le cas de la chanson-titre, La solitude (soutenue par des cordes) : qui représente la quintessence d’un genre en train de s’émanciper du format traditionnel de la chanson. On lisait la même année sur les murs de Paris : “Le désespoir est une forme supérieure de la critique” : une phrase extraite de La solitude. Léo Ferré a écrit les arrangement de l’inoubliable Ton style et de Tu ne dis jamais rien (avec sa belle mélodie et ses images surréalistes (“Je vois des tramways bleus sur des rails d’enfants tristes”). Mentionnons, l’année suivante, un album de “reprises” intitulé “Les chansons d’amour de Léo Ferré” : y figurent Avec le temps et une nouvelle version de La vie d’artiste.

En 1973 Léo Ferré sort l’album “Il n’y a plus rien” : du nom du morceau-titre, un maelström de 16 minutes, le premier en date de ces longs monologues que Ferré va inscrire à son répertoire. Chanson parlée, Préface est un large extrait de la préface écrite 17 ans plus tôt pour le recueil “Poète... vos papiers !”. Richard (une variation sur l’amitié, dans la lignée des Copains d’la neuille) remporte la faveur du public. Ces trois titres n’ont pas été sans faire de l’ombre aux autres chansons de l’album. C’est surtout dommage pour Nigh and day et L’oppression. La première témoigne d’une modernité propre à Ferré : de part l’écriture automatique des couplets, le jeu sur les assonances des refrains (chacun d’entre eux étant suivis de textes parlés où l’auteur exerce sa verve au dépend de la presse). Une incontestable réussite. Plus classique dans la forme, L’oppression peut représenter une réponse au nihilisme et au climat désespéré de Il n’y a plus rien. Il parait judicieux, utile et nécessaire de reproduire ce que Ferré en pensait, l’année 1973 : “Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour / Et que l’on dit braqués sur les chiffres et la haine / Ces choses “défendues” vers lesquelles tu te traînes / Et qui seront à toi / Lorsque tu fermeras les yeux de l’oppression . La même année sort un disque “en public” enregistré à l’Olympia. Cet album sera retiré du catalogue Barclay à la demande de Léo Ferré. Il comporte deux chansons (Mister the wind, La fleur de l’âge) qui malheureusement ne seront pas reprises sur un album studio. On le regrette surtout pour la seconde.

Toujours la même année 1973, Léo Ferré prolonge l’expérimentation entamée avec Le chien et poursuivie par Il n’y a plus rien au point de consacrer un disque entier au monologue de Et Basta ! Nous allons clore cette période avec la parution (1974 1975) du dernier album enregistré par Ferré pour le label Barclay, “L’espoir”. Il comporte la surréalisante Je t’aimais bien tu sais (“Je te vois comme une algue bleue dans l’autobus / A la marée du soir gare Saint-Lazare ), une nouvelle variation sur le thème du “mal” (La damnation : “C’est l’éternité qui dégorge / Et la mort qui tire son coup ), le monologue des Amants tristes (superbement orchestré par Ferré). Sans oublier Les oiseaux du malheur, au titre ferréen. Nous avons gardé pour la bonne bouche Les étrangers et L’espoir. La première évoque l’amitié qui liait Lochu, le marin breton, à Ferré : une belle chanson sur la mer, les marins, les bateaux. Et puis L’espoir, où Léo Ferré refait une dernière fois la guerre d’Espagne avec ses mots : des images fulgurantes sur une orchestration rutilante (trop rutilante ? qu’importe !). Nous ne sommes pas près d’oublier la formidable entrée en matière du premier couplet, mots, musique, orchestration et interprétation réunis : “Des oiseaux finlandais vêtus de habanera / Des Vikings aux couteaux tranchant la manzanilla / Des flamenches de Suède brunes comme la cendre / Des guitares désaccordées et qui se pendent / La mort qui se promène au bras de Barcelone .

Il faut bien reconnaître que la période à venir, celle du “dernier Ferré”, ne peut soutenir la comparaison avec les “années Barclay”, et même les “années Odéon”. Le premier album (sous le label CBS) s’apparente à un disque de transition. Deux chansons sortent du lot. Dans la première, Muss es sein ? es muss sein, Ferré convoque un Beethoven sans perruque, chichi et affectation : “Et ton vin rouge a fait des taches / Sur ta portée des contrebasses / Ludwig ! Réponds ! T’es sourdingue, ma parole ! . La seconde, La mort des loups, évoque deux condamnés à mort, Buffet et Bontemps, exécutés au petit matin à “l’heure réglementaire . Léo Ferré se souvient d’eux sur un mode peu réglementaire : la société sacrifiant quelque loup galeux pour perpétuer le monde des “loups endimanchés (...) des loups bien habillés. Avec “La frime” nous abordons la dernière partie de la carrière de Léo Ferré. Un lieu commun veut que le chanteur, à partir de cet album, ait fait du sous Ferré. Les disques de cette période sont loin d’être si décevants que d’aucuns l’ont prétendu. Certes à l’écoute de “La frime” ou de “Il est six heures ici et minuit à New York” (l’album suivant) on relève moins de titres dignes de figurer dans une anthologie ferréenne. L’inspiration n’atteint pas les sommets de la première moitié des années 70, et le ton, davantage apaisé de ces deux disques, laisse entendre qu’une page vient d’être tournée. On peut aussi parfois déplorer la manière dont Ferré use et abuse de l’orchestration symphonique. Citons cependant Allende : Ferré imagine le monde dans lequel nous pourrions vivre si la barbarie, le fascisme, les tyrans, la raison marchande, la connerie humaine, et cetera. Pourquoi pas alors, si cela était, s’en aller réveiller Allende... et d’autres !

Le cru 1980, “La violence et l’ennui” nous remet à l’oreille un Ferré plus décapant. Nous sommes en présence d’un album à la “tonalité piano”, particulièrement illustrée par une trilogie (Géométriquement tiens, La mer noire, FLB) ou l’inspiration poétique est au rendez-vous. Mentionnons également une attachante Marseille et Frères humains (où les vers de Léo Ferré font écho à ceux de François Villon). Cet album malheureusement méconnu contient l’un des plus beaux textes de Ferré, Words... words... words. Ce poème épique que le chanteur déclame sur l’une de ces musiques qui vous prennent aux tripes, nous transporte du Chili à Lisbonne, de la rue St Denis à Mexico, et l’auteur y affirme que “Shakespeare aussi était un terroriste . A la fin, sur un roulement de tambour significatif, les différentes significations du mot “Videla” (revoilà nos tripes) nous sont proposées : “En Argentine ? / Allez y voir / de quoi dégueuler / Vraiment ! . Le triple album sorti deux ans plus tard serait décevant s’il ne comportait d’une part une jubilatoire adaptation du Bateau ivre de Rimbaud, d’autre part une très étonnante L’amour meurt : il y a comme une osmose entre la voix et le piano de Ferré, la guitare de Toti Soller et les vocalises de Taffy qui tient du prodige. N’en déplaise aux sourds et autres ignorants, la modernité en chanson, l’année 1982, passe par L’amour meurt et Léo Ferré.

L’opéra du pauvre”, paru l’année suivante, s’adresse au noyau dur des ferréens. Il s’agit de la reprise de l’argument du ballet “La nuit”, commandé en 1956 par Roland Petit à Léo Ferré. En 1985 ce dernier sort un album entièrement consacré à Jean-Roger Caussimon. Ferré y retrouve sa verve mélodique. Les réserves viennent plutôt du coté de Caussimon : le contenu est irréprochable mais il manque le “coup de patte” du Caussimon de la grande époque. L’année suivante le double album “On est pas sérieux quand on a dix-sept ans” innove. En effet la moitié des titres sont des adaptations de poèmes de Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Apollinaire, tandis que l’autre moitié est constituée de chansons de l’auteur. Le dernier disque de Léo Ferré proprement dit (puisque son ultime album, l’année suivante, est une adaptation de “Une saison en enfer” de son cher Rimbaud) date de 1990. Ce disque (“Les vieux copains”) surprend, et n’est pas sans émouvoir. La voix semble lasse, émoussée, fragile. Il s’agit d’une promenade nostalgique de l’auteur à travers une quarantaine d’années et plus consacrées à la chanson. Depuis Les vieux copains, puis, en remontant le temps, cette Où vont-ils donc des années 60, jamais gravée dans la cire, que Ferré reprenait de temps à autre sur la scène, en passant par des reprises des “années Odéon”, pour finalement déboucher sur les années 40 : avec L’Europe s’ennuyait (écrite en 1947 mais bénéficiant ici d’un accompagnement pianistique, flanqué de percussions, des plus contagieux), Y’a une étoile et Elle tourne la terre (en se souvenant qu’il s’agit là de la première chanson de Léo Ferré à avoir été enregistrée, par Renée Lebas, on ajoutera que la boucle est bouclée : “Bonjour ma vieille copine la terre / T’es fatiguée ? Ben... nous aussi .).